« “La Femme” est un groupe de musique, pas une réalité sociologique »

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Doc­teure en urba­nisme, Lucile Biar­rotte a sou­te­nu une thèse en 2021, Déconstruire le genre des pensées, normes et pra­tiques de l’urbanisme, dans laquelle elle pose la ques­tion de la légitimité à conce­voir l’espace. Elle est actuel­le­ment direc­trice-conseil associée de l’agence de concer­ta­tion Traitclair.

Au fur et à mesure de votre thèse, vous décrivez un sen­ti­ment de « stupéfaction » en découvrant un pan entier de la pro­duc­tion de connais­sances (mili­tante, ins­ti­tu­tion­nelle et scien­ti­fique) tota­le­ment ignoré. Quelles en sont les rai­sons principales ?

La première par­tie de ma thèse est plutôt his­to­rique. Je cher­chais les premières étincelles du sujet au cours du xxe siècle. Les dimen­sions genrées en urba­nisme ont d’abord été travaillées par des milieux plutôt mili­tants, en France, via des asso­cia­tions de femmes ou féministes. Par exemple, l’Union féminine civique et sociale (UFCS) – au départ, plutôt tra­di­tion­nelle et qui ne s’est jamais dite féministe – a beau­coup œuvré pour for­mer les femmes à leurs droits civiques, notam­ment via un tra­vail de pédagogie à pro­pos de l’urbanisme à par­tir des années 1960. Puis, elle a acquis un sta­tut d’association de consom­ma­teurs et a fait par­tie de groupes de réflexion sur la qua­lité du loge­ment et de l’habitat dans les années 1980. Cela a eu un impact sur les normes de pro- duc­tion de loge­ments indi­vi­duels. Quelques femmes de cette asso­cia­tion ont ain­si eu des par­cours de pro­fes­sion­na­li­sa­tion vers le milieu de l’architecture et de l’urbanisme. Ce sont des tra­jec­toires inha­bi­tuelles, invi­sibles dans l’histoire offi­cielle de l’urbanisme, qui démontrent l’intérêt de relire l’histoire de l’urbanisme via le prisme du genre, et inter­rogent sur qui a eu la légitimité de « faire » ou « pen­ser » l’urbanisme au cours du xxe siècle. Cepen­dant, les femmes pei­naient à trou­ver une place dans un sec­teur encore extrêmement mas­cu­lin dans les années 1960–1970. Elles n’atteignaient pas nécessairement des places cen­trales et légitimées dans les milieux uni­ver­si­taires et opérationnels.

Par ailleurs, les idées féministes portées par cer­taines urba­nistes ou archi­tectes sont restées à la marge pen­dant très long­temps et ont eu énormément de mal à s’institutionnaliser, plus qu’aux États-Unis ou au Cana­da. Dans ces pays, des départements d’études sur les femmes, le féminisme, puis le genre se sont créés et développés dès les années 1970. En France, il y a tou­jours eu un soupçon de légitimité et ce n’était donc pas enseigné aux futurs pra­ti­ciens de l’urbanisme. Pour­tant, un des tout pre­miers articles sur le sujet a été écrit en français par Domi­nique Pog­gi et Monique Coor­naert en 1974, puis a été tra­duit en anglais la même année. J’ai également trouvé des traces de tra­vaux ministériels des années 1970, sur les femmes et l’habitat, à une période où les modes de vie et les schémas fami­liaux étaient en plein ques­tion­ne­ment, dû à l’explosion des divorces et l’arrivée mas­sive des femmes dans le tra­vail sala­rié. La Délégation interministérielle à l’aménagement du ter­ri­toire et à l’attractivité régionale (Datar) et le Plan construc­tion (aujourd’hui Plan urba­nisme construc­tion archi­tec­ture, Puca) ont financé ces tra­vaux pen­dant une décennie. J’ai également exhumé des docu­ments et réflexions de la Région Île-de-France des années 1990. Il y a donc eu des finan­ce­ments et des réflexions à des échelles impor­tantes. Mais il est dif­fi­cile de mesu­rer leur tra­duc­tion opérationnelle. Concrètement, cette problématique est vrai­ment montée en puis­sance, puis passée à l’action de manière obser­vable, à la fin des années 2000 sur le ter­ri­toire français.

La féminisation des métiers de l’urbanisme est-elle le fac­teur prin­ci­pal de la prise en compte du genre en urbanisme ?

Non, il s’agit tou­jours d’une mul­ti­pli­cité de fac­teurs conver­gents. Je for­mule l’hypothèse qu’il s’agit d’un des fac­teurs pri­mor­diaux et indis­pen­sables, mais ce n’est pas le seul. Il y a aus­si une ques­tion générationnelle. Cer­tains hommes de moins de 40 ans sont par­fois bien plus sen­sibles à ces ques­tions-là que des femmes en fin de carrière. Elles ont évolué dans des milieux extrêmement mas­cu­lins et ont dû éviter toute leur carrière d’être considérées comme des femmes. Elles se sont «neutralisées» dans leur expres­sion de genre et sont sou­vent précautionneuses envers ces ques­tions. Les générations plus jeunes – y com­pris celles qui sortent des mas­ters depuis quelques années – ont une sen­si­bi­li­sa­tion à ce sujet, qui a enfin trouvé sa légitimité à l’université dans les for­ma­tions d’urbanisme, d’architecture ou d’ingénieur (bien que ce ne soit pas encore systématique). Le fait que des sensibilités féministes indi­vi­duelles puissent s’exprimer au sein des collectivités en ayant des marges de manœuvre est aus­si impor­tant. Le contexte poli­tique et l’encadrement légal sont également des fac­teurs clés. La loi de 2014 sur la rénovation urbaine a per­mis de « trans­ver­sa­li­ser » des approches de genre, puisque l’égalité femmes/hommes est ins­crite dans ses objec­tifs. En amont, la loi sur la parité du 6 juin 2000 a eu un impact en féminisant les décisionnaires poli­tiques. Cela peut ensuite avoir des conséquences sur le choix des sujets mis en avant. Il y a un effet de contexte très fort, comme au sein de la Ville de Paris dont j’ai étudié le fonc­tion­ne­ment, avec l’arrivée de Ber­trand Dela­noë à la tête de la mai­rie en 2001. Sa poli­tique en faveur d’une dis­cri­mi­na­tion posi­tive vis- à-vis de femmes tech­ni­ciennes précédemment confrontées aux pla­fonds de verre a été déterminante.

Lire la suite dans le numé­ro 429

Pro­pos recueillis par Mai­der Darricau

Cré­dit pho­to : Pas­cal Lévy

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