Jacques-François Thisse « La France demeure un pays extrêmement polarisé, dans les faits… et dans les têtes »
Économiste, successivement professeur aux départements de géographie et d’économie de l’Université catholique de Louvain, invité par les plus grands établissements d’enseignement supérieur à travers le monde, Jacques-François Thisse est, avec Masahisa Fujita, un des principaux chercheurs en économie géographique. L’invité parfait pour décrypter les dynamiques territoriales de l’après‑Covid.
À quel moment l’économiste que vous êtes s’est-il intéressé à l’espace, à la géographie et puis, au-delà, à l’aménagement du territoire ?
Ma formation initiale, ce sont les mathématiques, une science qui réunit des gens qui sont extrêmement doués et d’autres qui le sont moins. Comme j’ai compris, au bout de quatre ans, que… je ne voulais pas être un mathématicien médiocre, j’ai décidé de reprendre un cursus en économie, un domaine qui me passionnait à l’aune des questions sociales. Assez rapidement, je me suis passionné pour les problèmes d’organisation de l’espace jusqu’à ma thèse de doctorat consacrée aux problèmes de localisation des entreprises. Puis, je suis devenu chargé de cours à l’université de Louvain – où je n’avais pas étudié – dans le département de géographie où j’enseignais l’économie urbaine, que l’on appe- lait aussi la science régionale.
Une discipline qui m’a conduit à être professeur invité dans des universités prestigieuses, comme Panthéon-Sorbonne ou Columbia [New York, ndlr] et de grandes écoles comme les Ponts et Chaussées. Je dois préciser qu’en Belgique, la géographie est enseignée en faculté de sciences, avec un corpus scientifique, tandis qu’en France, elle est enseignée en faculté de lettres et sciences humaines, avec un lien assez inédit, ailleurs dans le monde, avec l’histoire. Domaine pour lequel je nourris un très grand intérêt, mais cela explique pourquoi mes recherches ont été plus orientées vers le monde anglo-saxon.
Mes premiers travaux portaient sur le lien entre la localisation des entreprises, l’organisation des transports et les politiques publiques en la matière. Notamment au travers d’une analyse comparée entre les grands réseaux de transport de la France et de l’Allemagne : une organisation radiale, très centrée sur Paris, et une organisation réticulaire, plus maillée. La première favorise une plus grande concentration spatiale des activités, alors que la seconde favorise une plus grande décentralisation…, tout cela est le fruit de processus historiques et politiques très différents. Ma formation initiale en mathématiques m’a naturellement conduit à m’intéresser au développement des modèles en géographie, un champ que j’ai pu développer lorsque j’ai été invité au Canada par l’université McMaster, dans un des deux meilleurs départements de géographie d’Amérique du Nord, pour participer aux travaux de recherche de géographes dits quantitatifs.
Quand avez-vous rencontré ceux avec qui vous avez contribué à faire émerger et promouvoir la « nouvelle économie géographique », Masahisa Fujita et Paul Krugman ?
J’ai rencontré Fujita lors d’un colloque à Paris en 1982…, je l’ai invité à dîner! J’estimais que c’était le minimum que je pouvais faire, et nous avons sympathisé. En 1983, je suis allé le voir à l’université de Pennsylvanie, puis il est venu à Louvain-la-Neuve où je travaillais. En 1985, je suis parti pour plusieurs mois à l’université de Pennsylvanie, avec ma famille, et nous avons beaucoup échangé et collaboré jusqu’à l’ouvrage commun que nous avons publié en 2003 [Économie des villes et de la localisation, De Boeck Supérieur]. Plus qu’une collaboration, c’est une amitié profonde, ce qui, avec un Japonais, n’existe pas facilement et se construit. Avec Paul Krugman, cela a été plus compliqué, parce que sa personnalité est radicalement différente, avec un self, si vous voulez, relativement développé (rires). Paul a une très grande confiance en lui et une intuition économique absolument remarquable. Il y avait dans nos relations une forme de tension liée au fait que mon approche… était très rigoureuse, alors que lui prenait parfois des libertés avec les maths. Mais je dois reconnaître que sa grande intuition économique faisait que souvent, même quand il commettait une petite faute de maths, il avait finalement raison. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, mais nous n’avons pas travaillé ensemble parce que, comme il me l’a dit lui-même, son intérêt pour les questions spatiales est venu de manière tangente: il s’intéressait au rôle des rendements d’échelle dans les activités économiques, et comment, dans le commerce international, la mobilité des facteurs de produit du capital ou du travail pouvait combiner avec des rendements d’échelle croissants. Et comment les économies d’échelle pouvaient exercer une influence cruciale sur l’organisation de l’espace économique.
La passion profonde de Fujita, c’était d’expliquer les villes, pourquoi y a‑t-il des villes ? Tandis que Krugman voulait comprendre pourquoi la distribution des activités économiques dans l’espace est aussi inégale ? Mais les villes, leur organisation, etc., ça ne l’intéressait pas beaucoup. Quoi qu’il en soit, la « nouvelle économie géographique », est quand même beaucoup passée de mode. En 1991, Krugman a écrit un article prophétique sur la mondialisation et le grand marché qui s’est véritablement ouvert en 1992, dans lequel il s’interrogeait ainsi : « Attendez, si vous diminuez les coûts de transport du commerce international et que vous intégrez de plus en plus de pays, vous allez favoriser la concentration géographique des activités économiques. »
Ce qui a créé une panique à la Commission européenne, où certains se sont dit que, s’il avait raison, toute l’économie allait se retrouver en Allemagne. Ils ont donc organisé une semaine de travail à la London School of Economics avec, justement, Krugman, Fujita, moi-même et quelques autres, et des membres de la commission, afin de vérifier s’il y avait lieu de s’inquiéter des hypothèses de Krugman qui annonçaient une polarisation très forte de l’espace économique européen. La conclusion de ces travaux fut : non. Car si le modèle de Krugman révélait que l’intégration pourrait jouer ce rôle de déclencheur d’inégalités régionales très fortes, il omettait d’autres éléments. Et spécialement les caractéristiques particulières des territoires nationaux, ainsi que les héritages et politiques d’aménagement du territoire des pays européens.
Julien Meyrignac
©F.C