ACCÈS LIBRE – Quand l’Arabie Saoudite emploie nos urbanistes pour son renouveau urbain
L’Arabie Saoudite est en pleine transformation. La Vision 2030, lancée en grande pompe en 2016 par le prince héritier Mohammed ben Salmane, nouvel homme fort du royaume, prévoit une diversification économique pour préparer l’après‑pétrole. Une vision qui comprend une transformation radicale et rapide de ses villes pour laquelle le savoir-faire français, en termes d’attention au contexte, est prisé.
Début décembre 2024, trois nouvelles lignes de métro ont simultanément ouvert à Riyad. Un métro entièrement automatisé, au design qu’on dirait sorti d’un film de science-fiction, et qui doit incarner l’image de modernité que le régime saoudien souhaite donner à la capitale du royaume. Si sa conception a précédé de quatre ans la Vision 2030, feuille de route mise en place par le prince Mohammed ben Salman (dit « MBS ») pour sortir d’une économie de rente entièrement tournée vers l’extraction pétrolière, le métro de Riyad s’inscrit dans une forme de renouveau urbain que souhaite impulser le régime sur son territoire.
L’outil de mise en œuvre de cette Vision 2030 est le Public Investment Fund (PIF), qui gère un portefeuille estimé à 925 milliards de dollars. Au rayon de l’aménagement urbain et de l’immobilier, le PIF soutient dix-huit projets urbains au sein du royaume. Du quartier d’affaires King Abdullah à La Mecque, en passant par le méga projet touristique Red Sea Global, ou encore la très médiatisée – car totalement pharaonique – ville nouvelle The Line, les projets urbains sont mis en avant par le pouvoir saoudien comme instrument pour atteindre le nouveau modèle économique qu’ambitionne MBS pour son royaume.
En témoigne le pavillon de l’Arabie Saoudite au Mipim, ce grand rassemblement de l’immobilier mondial ayant lieu chaque année à Cannes, qui n’a eu de cesse de s’agrandir depuis 2017, lorsqu’il a délaissé les couloirs sombres du sous-sol du palais des festivals pour investir son esplanade. Un signe de la volonté du royaume de faire de l’immobilier et de l’aménagement le ciment de son développement économique en tentant d’attirer capitaux et investisseurs étrangers.
Redessiner les villes
C’est d’ailleurs au Mipim, en mars 2022, que Fahd Al-Hashem, directeur du département immobilier au sein du ministère de l’Investissement saoudien, avait détaillé la stratégie urbaine du royaume: « Nous avons besoin de partenariats pour travailler non seulement sur la croissance économique, mais surtout sur l’amélioration de la qualité de vie dans le royaume. Lorsque l’on regarde les principales villes – Riyad, Djeddah, Al Khobar, etc. –, on s’aperçoit qu’elles sont en train d’être redessinées, réurbanisées, pour en faire des lieux où la qualité de vie est élevée, et attirer des travailleurs du monde entier afin qu’ils y trouvent un environnement de qualité. »
Les villes saoudiennes, à l’image de Riyad, ont été aménagées dans les années 1970 pour répondre à la croissance de la population urbaine et à l’exode rural. L’urbaniste grec Constantinos A. Doxiadis avait alors imaginé un plan pour la capitale du royaume fondé sur l’usage de l’automobile. « Riyad devient une ville sur autoroute, écrit l’historien Pascal Ménoret dans Royaume d’Asphalte (La Découverte/Wildproject Éditions, 2016), un essai consacré aux rodéos prisés de la jeunesse saoudienne. Dans une ville où les embouteillages surpassent nos pires cauchemars, l’ordre social s’identifie au contrôle de la circulation, et l’automobile devient un élément central de la vie politique. »
L’ambition du royaume saoudien est de créer sur le site archéologique d’Al-Ula une destination touristique, au même titre que Petra, en Jordanie. Photos : Afalula
C’est ce monopole automobile que tentent aujourd’hui de briser les autorités, en s’inspirant des villes européennes. Loin de Riyad, le savoir-faire français en urbanisme et en architecture s’est historiquement distingué sur le site archéologique d’Al-Ula. Cette oasis de la province de Médine, dans le nord-ouest de la péninsule, est située à quelques kilomètres des vestiges archéologiques de Madâin Sâlih, classés au patrimoine mondial de l’Unesco.
Déjà, au début du XXe siècle, ce sont deux Français, les frères dominicains Antonin Jaussen et Raphaël Savignac, de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, qui écrivent la première étude archéologique moderne de ce site nabatéen. Depuis 2001, des fouilles franco-saoudiennes se tiennent à la fois sur le site de Madâin Sâlih et au sein de la ville d’Al-Ula. L’ambition du royaume est d’y créer une destination touristique incontournable du Moyen-Orient, au même titre que la cité troglodyte de Petra, en Jordanie, à laquelle ces lieux sont souvent comparés.
Au vu de l’ancienneté de l’implication française et de l’apport de l’école d’archéologie française, le royaume saoudien a signé, en avril 2018, un accord bilatéral créant l’Agence française pour le développement d’Al-Ula. Le rôle de cette agence, présidée par Jean-Yves Le Drian et dotée d’un budget de 60 millions d’euros, est de mobiliser les savoir-faire français pour accompagner la Commission royale pour Al-Ula (RCU), son partenaire local, afin de transformer la région autour du site archéologique et de valoriser le patrimoine naturel et culturel.
L’agence française est structurée selon quatre missions principales : le développement du territoire ; le tourisme et l’hospitalité ; le développement culturel (qui comprend un volet archéologie); enfin la planification urbaine, l’aménagement et l’architecture. Cette dernière mission est dirigée par l’architecte Étienne Tricaud. « Nous avons un rôle de conseil auprès des Saoudiens, explique-t-il. Notre travail, sur la partie architecture et urbanisme, consiste à copiloter des études pour développer les sites autour de l’oasis d’Al-Ula. »
Vie quotidienne
Au-delà du musée d’art contemporain, qui doit servir de signal architectural, le volet urbain de la mise en valeur de l’oasis comprend un plan-guide pour construire une ville plus apaisée, moins sensible aux effets d’îlots de chaleur et moins dépendante à l’automobile. « Nous essayons de montrer que l’architecture n’est pas seulement l’affaire de grands projets iconiques, mais qu’elle concerne aussi la vie quotidienne, note Étienne Tricaud. Nous avons développé avec nos partenaires un guichet architectural à destination des habitants, qu’ils ont appelé “Al-Ula design studio”, sur le modèle des CAUE [conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement], où nous offrons aux habitants la possibilité de réaliser des esquisses gratuites pour leurs projets de logement individuel. »
« Ce qui fait le modèle d’un urbanisme à la française, c’est la prise en compte de la sociabilité, la volonté de créer une ville conviviale et solidaire. »
Roueïda Ayache, architecte associée chez Architecturestudio
Ce serait d’ailleurs l’attention au « déjà-là », à la ville ordinaire, qui serait à l’origine du succès des urbanistes français au sein du royaume. « Ce qui différencie les prestations d’urbanisme “à la française” de celles produites par les Anglo-Saxons, par exemple, c’est qu’elles mettent davantage l’accent sur la préservation des sites culturels et naturels », abonde Tristan Laurent Morel, chef du département urbanisme au sein de Setec Arabie Saoudite. Ce groupe d’ingénierie pluridisciplinaire français travaille notamment sur la création de documents de planification urbaine pour la région de Jazan, pour le compte du Development Authorities Support Center (DASC), l’autorité administrative qui accompagne les régions dans le récent processus de décentralisation.
Le but du document stratégique est, notamment, d’anticiper la croissance future des villes du territoire, afin d’éviter les errements urbains du passé. « Nous essayons, dès le départ des missions, d’intégrer des compétences locales, ce qui se fait un peu moins au sein des agences anglosaxonnes, précise Tristan Laurent Morel. Les Français ont tendance à trouver inadaptée une démarche dans laquelle il n’y aurait aucun personnel local. Ils accordent de l’importance à la coconstruction des projets avec des acteurs qui connaissent le terrain. L’intégration des compétences locales dans les équipes fait partie du savoir-faire reconnu des urbanistes français. »
Un pont entre la ville historique et la ville moderne
L’Arabie Saoudite, dans son désir de transformer ses villes pour en améliorer la qualité de vie, aimerait également s’inspirer d’une conception « à la française » des espaces publics, réputés pour leur qualité d’usage. « Le modèle français, l’idée de la ville haussmannienne, des grands boulevards qui viennent se superposer à une ville historique, les espaces publics généreux comme ADN de la ville française… Ce sont autant d’atouts et d’exemples pour les décideurs saoudiens. Ils apprécient comment la France a modernisé ses villes sans tourner le dos à leur héritage historique», témoigne Roueïda Ayache, architecte associée chez Architecturestudio. Cette agence a déjà livré, en 2005, l’avenue du roi Abdul Aziz à La Mecque, ainsi que la mosquée de Jame’Unnas à Dammam, en 2016.
Architecturestudio travaille sur plusieurs quartiers au sein de Diriyah Gate, l’un des projets phares de la Vision 2030 du royaume. Démarré en 2022, il consiste à réaménager le village d’origine de la famille Saoud, à quelques kilomètres au nord-ouest de Riyad, afin de mettre en valeur, comme à Al-Ula, le patrimoine historique du site. Sur 14 km², la Compagnie de développement de Diriyah, autorité chargée du projet, prévoit de construire 18 000 logements ainsi que 28 hôtels pour attirer 50 millions de visiteurs par an, pour un budget d’une dizaine de milliards d’euros.
Pour Roueïda Ayache, c’est précisément dans cette volonté de moderniser une ville historique que les Français tirent leur épingle du jeu. « Notre but, au sein du projet de Diriyah Gate, est de créer un pont entre la ville historique et la ville moderne, explique Étienne Tricaud. L’architecture que nous y développons doit inclure une forme de diversité et de mixité qui est au fondement de la ville française et doit fabriquer une identité urbaine pour ce site. C’est ça que les Saoudiens viennent chercher chez les professionnels français : une sensibilité à l’espace public qui crée de la vie et de l’identité. » Et l’architecte d’ajouter : « Je suis persuadé que ce qui fait le modèle d’un urbanisme à la française, c’est la prise en compte de la sociabilité, la volonté de créer une ville conviviale et solidaire. »
Les ambitions du royaume pour passer, en moins de dix ans, de villes où règne le tout-automobile à des villes patrimoniales où il fait bon déambuler à pied apparaissent cependant un peu élevées. Si l’argent n’était pas un problème jusqu’en 2024, la contraction de l’extraction pétrolière depuis plusieurs années joue sur les politiques publiques du royaume, qui commence à s’endetter massivement pour mener à bien ses projets – à hauteur de 30% du PIB actuellement. « Ce qui est nouveau, c’est que nos partenaires saoudiens cherchent désormais des financements avec des partenariats privés et activent le levier de l’endettement», constate encore Étienne Tricaud. Selon lui, certains objectifs de la Vision 2030 ne seront pas atteints à temps, mais cela n’est qu’une question d’années tant la volonté saoudienne de diversification de l’activité économique et de transformation des villes est forte.
Arnaud Paillard
Retrouvez le numéro 444 « Un urbanisme français ? » en version papier ou en version numérique
Couverture : Juliette Nicot