Contestés à la fois juridiquement et politiquement, les décrets de mise en œuvre de l’objectif à 2050 du “zéro artificialisation nette des sols” (ZAN) auront droit à réécriture. C’est ce qu’a laissé entendre le ministre de la Transition écologique et de la cohésion des territoires, Christophe Béchu, le 13 juillet dernier.
L’ambition, désormais injonction légale, de réduction drastique de l’urbanisation sur des espaces non déjà artificialisés agite le monde de l’urbanisme, collectivités territoriales comme professionnels de l’aménagement ne sachant trop comment se dépêtrer de cet enfer méthodologique pavé de bonnes intentions écologiques. L’on discute de techniques d’observation de l’artificialisation, de rythme de réduction de la consommation d’espace, de répartition spatiale des efforts de sobriété foncière, de coût des opérations de renaturation, d’outils financiers appropriés, de périmètres de compensation… Mais un apparent consensus idéologique semble cantonner les contempteurs du ZAN dans une critique sur le comment. Feuille de route de la Commission européenne de 2011, plan Biodiversité du gouvernement français de 2018, convention citoyenne pour le climat de 2020, loi Climat et résilience de 2021 ont légitimé le ZAN comme couteau suisse pour temps difficiles, avec pas moins de cinq finalités : arrêt de la dégradation de la biodiversité ; préservation de la porosité des sols et de leur capacité de séquestration du carbone ; défense des terres arables ; lutte contre l’étalement urbain. Difficile a priori d’y trouver matière à redire !
Pourtant, les difficultés de mise en œuvre du ZAN ne résulteraient-elles pas du pourquoi beaucoup plus que du comment ? Des postulats infondés ne vont-ils pas rendre cette démarche inefficace voire néfaste ? Une contre-enquête s’impose, qui suppose respect des ordres de grandeur et acceptation de la contextualisation.
Le sol, problème quantitatif ou qualitatif ?
50% de terres agricoles, 40% environ de surfaces naturelles ou forestières, moins de 10% d’espaces dits artificialisés (entre 5,5 % et 9 % selon les modes de mesure). Ces proportions se modifiaient fortement dans les décennies 1970–1980 et restaient préoccupantes au début des années 2000. Les évolutions sont aujourd’hui moins significatives. Le tout récent recensement agricole indique une stabilité, depuis dix ans, des surfaces consacrées à l’agriculture. Quant à l’artificialisation, l’assertion du « un département disparait tous les 7 ans » – psalmodiée sans précaution d’actualisation par ministres, journalistes et autres spécialistes – s’avère fausse. En attendant que des observations plus précises autorisent à qualifier de non artificialisées les pelouses des jardins des maisons individuelles, les organismes publics fournissent une évaluation de 20 à 30 000 ha par an, moins de 25 000 ha ces dernières années, soit moins d’un point de pourcentage de sols artificialisés supplémentaires en 20 ans. Soulignons à ce propos que le sol n’est pas « consommé », il ne disparaît pas après usage, il change d’affectation, une dramaturgie moins anxiogène.
Rappelons par ailleurs qu’un schéma de périurbanisation généralisée de la France ne bouleverserait pas les équilibres fonciers. Cette città diffusa à grande échelle n’occuperait que 6 des 54 millions d’hectares de l’Hexagone. Personne ne promeut cette mutation résidentielle mais intégrer les ordres de grandeur permet de ne pas se tromper de cible. Pas de « bétonnisation galopante » au niveau national, donc. Il y a quelques pour cent du sol qui changent, lentement, d’affectation. Le gaspillage foncier régresse, et c’est une bonne nouvelle. Globalement, l’espace ne manque pas en France, peu densément peuplée, même si de nouveaux besoins apparaissent (l’Allemagne est par exemple en train de réserver 2% de ses sols pour l’éolien terrestre). Et dès avant 2050, le pays perdra de la population, rejoignant dans la décroissance démographique la plupart de ses voisins européens.
En revanche, oui, la concentration de la population (régions urbaines, grandes agglomérations, littoral) et la diversification des usages (agroécologie, nature urbaine, énergies renouvelables, agrocarburants, logistique…) créent de réelles concurrences locales qui rebattent les cartes des arbitrages traditionnels entre urbain et rural.
Là où il n’y a pas concurrence entre occupations potentielles, pourquoi interdire un changement d’affectation au nom d’un indicateur quantitatif global ? On ne peut considérer équivalent un hectare dans un bourg charentais où l’on souhaite construire un équipement en limite d’urbanisation sur une friche agricole sans repreneur, un hectare de friche industrielle aux sols pollués bien placé dans la périphérie toulousaine pour une reconversion en plate-forme logistique, un hectare de terres riches dans l’ancienne ceinture maraîchère de Nantes, propice à l’agriculture urbaine, et un autre hectare encore, dans le Gard, de lotissement des années 1960 en zone inondable nécessitant une réduction de son niveau d’imperméabilisation.
Là où il y a concurrence foncière, ménager et aménager les sols ne saurait se limiter à un classement binaire entre l’artificialisé et le non artificialisé. Les potentialités d’usage des sols s’évaluent à l’aune de leurs qualités physiques et biochimiques, de leur localisation et de leur situation dans l’environnement. C’est à une planification territoriale renouvelée dans ses ambitions et ses outils de s’en occuper, pas au compteur aveugle du gouvernement à distance du ZAN.
Biodiversité, imperméabilisation et terres arables : Affaire de politique urbaine ou de politique agricole ?
Le législateur a manqué de sagesse dans sa définition de l’artificialisation. Après l’avoir caractérisée comme « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques », il a précisé qu’est « non artificialisée une surface soit naturelle, nue ou couverte d’eau, soit végétalisée, constituant un habitat naturel ou utilisée à usage de cultures ».
Déclarer officiellement qu’une terre cultivée est non artificialisée, c’est faire fi de la réalité en s’empêtrant dans les objectifs par trop divergents du ZAN. S’il s’agit de lutter contre l’imperméabilisation des sols et le ruissellement, alors l’agriculture intensive figure au premier chef parmi les responsables, accélérant le tassement des sols et l’érosion.
Et il en va de même pour la perte de richesse biologique, lessivage chimique aidant. Les implications urbaines existent, certes, mais en quantité moindre au regard des surfaces concernées. Surtout, la biodiversité s’accommode plutôt bien de territoires périurbains, de campagnes urbaines qui mixent les fonctionnalités des sols, favorisant des micro habitats pour la flore comme pour la faune. Et les oiseaux des villes se portent plutôt mieux que les oiseaux des champs, privés d’insectes. En revanche, les infrastructures linéaires, routières ou ferroviaires, provoquent des effets de coupure nuisibles à toutes les populations.
Dès lors que le législateur hiérarchise explicitement les objectifs trop nombreux du ZAN, en privilégiant la sauvegarde des terres agricoles, quelles qu’en soient les caractéristiques, au détriment de la biodiversité et de la qualité des sols, il faut regarder de plus près la dynamique des hectares cultivés. Les chiffres sinon méconnus du moins peu publicisés de l’enfrichement témoignent de difficultés endogènes de l’économie rurale. L’ogre urbain façon Europacity n’est que rarement le facteur déclenchant d’une cession d’exploitation. A bas bruit, des surfaces agricoles sont abandonnées, ce que traduit la progression régulière de la forêt par reboisement naturel (100 000 hectares par an durant la dernière décennie en France métropolitaine).
Qu’il s’agisse de biodiversité, de porosité des sols ou de préservation des terres arables, le premier chantier est celui de notre modèle agricole et de la capacité de l’Europe à transformer les objectifs de la politique agricole commune. En faisant l’impasse sur cette problématique, le ZAN ne rend pas service aux ambitions qu’il prétend poursuivre.
Le ZAN, un outil sans projet
Indicateur de mesure d’un changement d’état d’un sol non artificialisé vers un sol artificialisé, le ZAN fait ainsi l’impasse sur le principal gisement de progrès en matière de biodiversité et de réduction de l’imperméabilisation : les terres agricoles. Préoccupé par les seules transformations d’affectation, le ZAN cible une faible quantité de flux et oublie tout le stock des terres sur lesquelles il est possible d’agir. Il ne rend pas non plus justice aux efforts faits et à faire en matière de désimperméabilisation des sols et de renforcement de la biodiversité dans les territoires urbains et périurbains.
Indicateur quantitatif, le ZAN ne répond en outre pas à la nécessité d’arbitrages ou de régulations fines sur l’optimisation de l’usage des sols (on préfère ici employer le terme d’optimisation plutôt que de sobriété, qui poursuit la confusion sémantique d’une vision consommatrice, destructrice de l’occupation de l’espace). Enfin, par trop syncrétique, le mot artificialisation fait du ZAN une mauvaise boussole pour un cap singulièrement brumeux. Toutes les conditions paraissent réunies pour faire du ZAN une fin en soi, oublieux des préoccupations qui ont présidé à son élaboration.
Comment a‑t-on pu, collectivement, en arriver à ces apories ? Au-delà des totems idéologiques, dont le politique se nourrit avec gourmandise, il faut chercher l’erreur du côté de cette fameuse lutte contre l’étalement urbain, moteur essentiel, en France bien plus qu’ailleurs, de la rhétorique du “zéro artificialisation nette” : la poursuite, encore et toujours, d’une critique du modèle pavillonnaire périurbain, figure inconciliable avec l’idéal de la ville dense et compacte, défendu avec autant de passion que de dogmatisme.
Il n’y a en effet pas d’évaluation tranchée sur les mérites comparés des deux modèles en termes d’empreinte écologique. Mais de toute façon, la messe est dite. La bataille contre l’étalement urbain, déclarée il y a un demi-siècle en même temps que son avènement, menée loi après loi depuis des décennies, a échoué. Chacun s’est fait avec constance pompier pyromane. Aujourd’hui, le périurbain représente en France un bon tiers de l’habitat. Et le logement individuel s’avère majoritaire, y compris dans des métropoles comme Bordeaux, Lille ou Nantes. Pourquoi dès lors vouloir toujours combattre la périurbanisation, comme s’il ne s’était rien passé, comme si les « étalés » n’existaient pas ? Lorsqu’une doctrine, pertinente sans doute à un moment de l’histoire, achoppe sur des mutations sociospatiales qui l’invalident, il faut oser l’abandonner. Et changer d’objectifs.
Le périurbain, des territoires stratégiques
Il s’agit donc de considérer les espaces périurbains – entre métropole-nature et campagnes urbaines – comme des territoires de projet stratégiques, dans une double démarche de réduction de leur empreinte écologique et d’amélioration de leur habitabilité. Cela suppose l’arrêt du mitage (l’émiettement des constructions), des distances de déplacement raccourcies, des accès plus faciles aux services, une moindre dépendance à la voiture individuelle, des bassins d’emplois plus autonomes, des rythmes de vie mieux maîtrisés, numérique aidant.
Pour un périurbain réhabilité comme lieu de résidence respectable, les contextes démographiques et régionaux dessinent des avenirs diversifiés. Mais lorsque les dynamiques de peuplement ou d’emploi sont au rendez-vous, aucune transformation vertueuse ne saura se passer d’opérations d’aménagement et de développement. Pour lutter contre la fragmentation du tissu construit, en agençant des continuités et en renforçant les centralités. Pour implanter plus d’activités économiques. Pour atteindre les masses critiques d’usagers permettant de garantir la viabilité des services collectifs et l’animation des espaces publics. Agencer le périurbain, le densifier, le polariser, ce n’est pas poursuivre l’étalement urbain ; c’est refaire le périurbain sur le périurbain.
De nouveaux modèles d’aménagement durable restent à inventer pour le périurbain, qui ne singent pas les dispositifs de l’urbanisme des villes. Les quartiers pavillonnaires hérités sont à réhabiliter (à « rapiécer plus qu’à dépecer »). Le lotissement du XXIe siècle réclame plus de porosité pour ses sols et plus de créativité pour sa conception. Les centralités traditionnelles doivent sans nostalgie se recomposer avec celles des territoires diffus. Le périurbain attend aussi ses espaces publics (y compris de nature) et ses voiries, propices au vélo et à la marche. L’agriculture périurbaine peut y fournir les trames paysagères.
Lewis Mumford imaginait il y a un siècle la planification régionale. Les transitions énergétiques et écologiques auront besoin d’une planification territoriale multi-échelles, débarrassée du système en poupées russes emboîtant les documents de planification sans considération des interactions entre le local et le global. Une planification territoriale moins obsédée par la parcelle et le cadastre, moins intéressée par les droits de propriété et de construction que par l’optimisation de l’usage des sols et de leur multifonctionnalité. Une planification territoriale qui ose se soustraire au diktat du juridique pour explorer d’autres instruments de régulation, économiques (marché des droits à artificialiser) ou politiques (conférence des parties prenantes pour des sols considérés comme biens communs).
Il n’existe pas de bon mode d’emploi pour le ZAN. Il n’y a que le risque d’un aveuglement arithmétique fossoyeur des approches contextualisées seules à même de concrétiser les ambitions de la transition écologique. Mais si nos gouvernants acceptent de ne pas s’évertuer à sauver une démarche intrinsèquement viciée, le ZAN pourra devenir le catalyseur d’une réorganisation profonde de la planification territoriale, au profit d’une gouvernance des sols aussi indispensable qu’inédite.
Jean-Marc Offner
Président de l’École urbaine de Sciences-Po
3 commentaires
aleske
12 novembre 2022 à 23h43
À la densification des couronnes pavillonnaires et à la qualité des sols agricoles qu’Offner promeut, le ZAN n’est point contradictoire, au contraire. En cessant s’entretenir les digues, il ne faudra pas pleurer des conséquences de l’innondation.
moussu
29 août 2022 à 17h31
Très bon article. En tant que conseiller municipal à l’urbanisme ces injonctions contradictoires où il faut construire si non nous sommes pénalisé et de l’autre économiser des terres. De plus notre communes est pour plus de 70% agricole et naturelle (Natura 2000).
Cloliv
11 novembre 2022 à 9h41
Aucun point sur le bilan carbone de la nouvelle urbanisation qui reste cependant très négatif au regard de nos obligations de réduction (mobilité, consommation de matériaux 40 fois supérieure, clôtures empêchant la circulation des animaux, trop peu de vegetalisation… ), sans parler de la mocheté architecturale et paysagère et du peu de pouvoir des maires face au programmes des aménageurs lotisseurs. A cela, aucune compensation pourtant urgente au regard du dérèglement climatique et des conséquences sociales, environnementales et économiques. Parole d’élu également…