ZAN saison 2 : Un mode d’emploi alternatif du « zéro artificialisation »
De la comptabilité foncière à l’aménagement des territoires
Le 22 août dernier, en Débats sur le site de la revue Urbanisme, je soumettais la démarche ZAN (« zéro artificialisation nette ») à une contre-enquête sur ses tenants et aboutissants. Progressons maintenant dans la réflexion pour évaluer les capacités du ZAN à jouer le catalyseur de nouvelles pratiques en matière de planification et d’aménagement, à laisser de côté « l’impasse légaliste de l’arithmétique foncière » pour adopter « l’ambition régulatrice de la gouvernance des sols », à toutes les échelles.
L’interpellation mérite attention, car les débats en cours peuvent favoriser deux scénarios peu recommandables. Le premier oublierait les problèmes majeurs que la loi climat et résilience prétend traiter, au gré de mises en œuvre assez modestes pour contenter les tenants du statu quo. Le second, à coup de décomptages catégoriels et de saupoudrages surfaciques, épuiserait les parties prenantes dans des combats de calculette désastreux pour la lisibilité de l’action publique. Entre détricotage procédural et surchauffe instrumentale, un troisième scénario vaut d’être testé.
Aujourd’hui, le message ZAN reste brouillé par des exposés des motifs à la multiplicité contre-productive, des quiproquos sémantiques (artificialisation, imperméabilisation, urbanisation, étalement), des oublis inexpliqués (l’agriculture face à la transition écologique), une mesure égalitariste d’hectares interchangeables (impropre à la contextualisation) et l’absence de prospectives (donc de perspectives) territoriales. Il convient d’abord de refonder l’indispensable réflexion sur l’avenir de nos sols en portant des éléments de diagnostic à la fois actualisés et complémentaires. La question de l’artificialisation perdra alors ses ambivalences en s’inscrivant dans des problématiques plus globales : au niveau national, les affectations du sol par grands secteurs ; au niveau local, les fonctionnalités écosystémiques des sols comme matrices du plan et du projet ; au niveau intermédiaire de grands territoires infrarégionaux, des espaces de contractualisation établissant des trajectoires d’optimisation foncière. Le ZAN ne saurait se résumer à de nouvelles manières de bâtir des programmes immobiliers ; ou de ne pas bâtir. Des visions inédites de concevoir les politiques d’aménagement et de ménagement des territoires sont en jeu.
Un préalable : le partage d’un diagnostic moins partiel, actualisé et élargi
La poursuite positive de la démarche ZAN implique d’apporter quelques amendements décisifs à l’argumentaire développé jusqu’à présent par ses instigateurs. En premier lieu, soulignons-le encore, la fameuse disparition d’un département tous les dix ans appartient au passé. Les 20 000 à 25 000 hectares désormais utilisés annuellement pour l’urbanisation apparaissent modestes face à la progression de la forêt et à l’enfrichement agricole. Les situations locales fournissent des explications diversifiées à cet apprentissage de la sobriété foncière, en convergence avec l’évolution des marchés immobiliers : juges administratifs désormais soucieux du traitement des espaces NAF (naturels, agricoles et forestiers) dans les plans locaux d’urbanisme, maires malthusiens… et tondeurs de pelouse fatigués !
Les espaces naturels, et tout particulièrement les milieux humides, n’en méritent pas moins de leur conserver une attention exigeante. Il existe pour ce faire un arsenal juridique conséquent. Et si l’effectivité de certains de ces outils paraît relative, rien n’interdit de remédier aux dérives documentées (loi littoral en particulier). Pensée initialement en protection zonale, la préservation des espaces naturels sait aussi depuis les lois Grenelle se décliner en couloirs. Les trames vertes et bleues (TVB) des documents d’urbanisme, corridors écologiques de circulation de la faune et de la flore, n’ont pas encore fourni tout leur potentiel. Aux planificateurs de les mobiliser plus et mieux, notamment pour des opérations de renaturation, en cohérence avec des schémas TVB globaux aptes à lutter contre la fragmentation des habitats naturels.
Soulignons ensuite que les politiques agricoles sont concernées au premier chef par les ambitions du ZAN. On semble l’oublier ! Qu’il s’agisse de qualité des sols (richesse biologique, porosité, captation de carbone) ou de préservation des terres arables, il y a plus à regarder du côté des millions d’hectares de surfaces agricoles que des milliers d’hectares des urbanisations à venir. Quantitativement, au-delà des divergences de chiffres liées aux méthodes de mesure, en ordre de grandeur la messe est dite. L’expérience du terrain confirme les statistiques, quand des terres inconstructibles jouxtent une friche agricole sans repreneur et un peu plus loin un champ nourri aux pesticides.
Peut-être l’État manie-t-il plus facilement les politiques urbaines que les interventions vers la sphère agricole. Peut-être les politiques agricoles sont-elles trop structurées par les jeux d’acteurs entre l’Union européenne et les industriels (agriculture et agroalimentaire). Quoi qu’il en soit, il n’y aura ni efficacité ni crédibilité de l’action publique en matière de planification et de gestion des sols si le monde agricole ne s’y trouve pas sérieusement associé.
Enfin, face aux approximations téléologiques et méthodologiques de la loi, la rhétorique s’est peu à peu recentrée sur un discours déjà bien rodé, celui de la lutte contre l’étalement urbain, doxa professionnelle pluri-décennale. Secoué par les incidences de la pandémie sur les aspirations résidentielles des Français, le référentiel « ville compacte » tente ainsi de récupérer la caution écologique du ZAN. La boîte à outils est éprouvée : des friches urbaines à recycler, des quartiers à densifier, des immeubles à surélever, de la nature à faire entrer en ville.
Le psychodrame autour de la catégorisation des jardins pavillonnaires (en tant que surfaces agricoles non-ligneuses) se comprend ainsi. Si l’objectif est de préserver la biodiversité et la porosité des sols, ces terrains ne sont naturellement pas artificialisés. Si en revanche l’on veut densifier les zones pavillonnaires (par division parcellaire), ces mêmes surfaces se doivent d’être déjà considérées comme artificielles… pour ne pas avoir à le devenir au risque de faire tourner le compteur. Les contradictions intrinsèques de la loi s’illustrent dans cet imbroglio.
Mais le plus gênant dans ce revival de la lutte contre l’étalement urbain est l’imparable accentuation de son obsolescence. Nous l’avons expliqué dans Anachronismes urbains (Presses de Sciences-Po, 2020), d’autres chercheurs avant nous : l’étalement urbain est là, il a fabriqué décennie après décennie des espaces périurbains diversifiés. Le film ne se rembobinera pas, le combat perdu doit donc s’arrêter pour faire place à d’autres préoccupations. C’est aujourd’hui le réagencement, non la disparition, du périurbain qui s’avère stratégique, singulièrement pour la transition écologique.
Une gouvernance des sols à trois échelles
Le qualitatif d’abord, le quantitatif suivra, c’est le mot d’ordre qui s’impose pour les politiques locales concernant les sols, si l’on veut bien s’accorder sur ce diagnostic actualisé et élargi. On s’épargne ainsi la divergence des objectifs de la démarche ZAN pour spécifier des enjeux propres à différentes échelles d’analyse et d’intervention. Dès lors, les conditions seront remplies pour reprendre à nouveaux frais deux interrogations cardinales :
- À quels usages souhaitons-nous affecter nos sols, dans un double souci de préservation de leurs fonctionnalités et d’arbitrage entre des formes d’occupations potentiellement concurrentes ? La question se pose aux échelles nationales et locales.
- Quelles configurations territoriales envisageons-nous pour enfin penser de façon articulée les avenirs des campagnes, des territoires périurbains et des villes ou agglomérations, grandes ou petites, avec l’aide de dispositifs ad hoc de contractualisation ? Les réponses s’élaborent à une échelle intermédiaire entre le local des parcelles et le global des arbitrages nationaux.
Le territoire national en partage, à l’aune de l’optimisation des usages des sols
Le ZAN focalise l’attention sur moins de 1 % du territoire qui va s’urbaniser dans les prochaines décennies. Mais que voulons-nous pour le reste ? Quelles emprises réserver aux grands équipements, y compris logistiques ? Quelles parts accorder aux énergies renouvelables, au regard d’un ratio énergie/alimentation déterminant pour le long terme ? Quelle pondération surfacique entre l’éolien, le photovoltaïque et les biocarburants ?
Et quelles transformations d’usage au sein des espaces NAF (nature, agriculture, forêt) soumis à des dynamiques substantielles, en considération des engagements de la stratégie nationale pour les aires protégées ? Plus de nature et moins de forêts ? Une réduction ou un accroissement de la part actuelle de l’agriculture ? Comment se sortir de la peu sobre prime à la surface des subventions de la politique agricole commune (PAC) ? L’agroécologie prendra-t-elle plus de place ? Quid des prairies à terme abandonnées par une activité d‘élevage réduite, au nom de la réduction de nos consommations carnées ?
C’est une affaire de politiques publiques agricole, forestière, environnementale, en prise directe avec les enjeux de biodiversité et de captation du carbone. Elle ne peut être l’addition ni de plans sectoriels nationaux ni de programmes locaux.
Le ZAN permet-il cette gouvernance transversale des sols ? Le projet de compte foncier national esquisse cette vision. Mais le zéro du ZAN en confisque la dimension prospective. Et la focalisation sur les terres artificialisées poursuit l’impasse sur tout le reste. À faire dans le quantitatif, c’est pourtant bien pour penser l’avenir des espaces NAF qu’il faudrait sortir les calculettes.
L’échelle parcellaire, entre fonctionnalités des sols et projets d’aménagement
La boîte à outils de « limitation de l’artificialisation » trouve son terrain d’application privilégié au niveau du projet, de l’urban design. C’est à cette échelle que s’opèrent le recyclage urbain, la densification, l’« urbanisme frugal », en développant des modes opératoires du « faire la ville sur la ville » déjà bien établis.
Pour autant, même agrémentées d’innovations techniques utiles, ces démarches ne suffisent pas à changer de modèle. À ce niveau de la parcelle et du projet, la révolution consistera à passer du sol surface au sol matière.
Les travaux du programme Muse (« intégrer la multifonctionnalité des sols dans les documents d’urbanisme », Ademe/Cerema) participent de ce souci de prise en compte de paramètres diversifiés. Il s’agit de qualifier les sols en tant que sources de biomasse, régulateurs du cycle de l’eau, réservoirs de biodiversité et de carbone. Un plan local d’urbanisme (PLU) pourrait ainsi s’appuyer sur cette cartographie multidimensionnelle des sols pour arbitrer sur l’optimisation de leurs usages au regard de leurs qualités présentes ou potentielles. Dans le même esprit, L’Institut Paris Region a construit un suggestif indicateur de minéralité à quatre graduations.
Le ZAN permet-il cette gouvernance des sols au niveau parcellaire ? La logique binaire de la démarche paraît a priori peu compatible avec cette considération plurifactorielle. Les données fournies par l’OCS GE (occupation du sol à grande échelle) – méthode de télédétection analysant la couverture et l’usage des sols, destinée à mesurer sur la France entière artificialisation et renaturation – ne semblent d’ailleurs pas formatées pour ce faire. Mais l’interpellation ne pourrait-elle pas susciter quelques recherches pour obtenir plus de la photo-interprétation des images satellites ?
Les plus optimistes souligneront que le ZAN aura pu au moins sensibiliser les planificateurs à cette appréhension d’un sol en 3D, à charge pour eux d’employer les instruments aptes à porter ces diagnostics dans l’élaboration des documents d’urbanisme.
Les systèmes territoriaux, espaces de contractualisation pour des politiques d’aménagement et de ménagement des territoires en transition
Hectare par hectare, la logique comptable du ZAN rive l’œil sur la parcelle. Cette échelle de conception locale déconnecte la démarche de l’indispensable exercice de fabrication de projets de territoires propres à dessiner la France des prochaines décennies, et la destination de ses sols. À l’heure des transitions écologiques, repenser l’aménagement urbain et rural suppose de repenser aussi et surtout l’aménagement du territoire. Un aménagement du territoire pour des systèmes territoriaux aux destins fonciers liés, mais non similaires.
Illustrons cette conviction par quelques exemples de configurations sociospatiales : une aire urbaine en déprise démographique, mais avec une dynamique constructive en périphérie ; un territoire rural de faible densité organisé par un réseau de petites villes, certaines en déclin, d’autres non ; une vallée d’urbanisation linéaire à forte croissance résidentielle entre deux agglomérations moyennes ; une métropole attractive entourée d’une périphérie également plébiscitée ; une bande littorale suroccupée et un arrière-pays déserté…
Au regard de l’optimisation foncière, chacune de ces situations fournit une série d’interrogations et de scénarios spécifiques. Il s’agit bien de systèmes territoriaux/sociospatiaux, en ce qu’ils intègrent des espaces géographiquement et institutionnellement diversifiés mais interdépendants par les circulations qui les lient et les ressources qu’ils partagent, et par tout ce qu’ils sauraient échanger ou mutualiser. L’État et les collectivités territoriales pourraient s’accorder afin d’élaborer une typologie de situations types, non exhaustive mais assez inspirante pour que les instances locales s’y retrouvent et s’approprient la démarche. On notera au passage que nombre de ces situations auront à se préoccuper d’inventer un « développement » local sans les hormones de croissance de la démographie.
Ainsi se dessineraient des espaces de contractualisation à la carte, pour leur périmètre comme leur casting, en charge de définir des trajectoires d’optimisation foncière porteuses de coopérations interterritoriales. À travers les usages et les formes d’occupation des sols, ce sont bien sûr aussi les paysages du quotidien qui se dessinent, des cadres de vie qui s’expriment.
Il conviendra alors de donner forme à ces territoires en respectant trois critères aptes à assurer une démarche de contractualisation efficiente : une adéquation souple avec une situation type et son cahier des charges associé, un paysage politique propice à la coopération, un pilotage technico-politique assumé. Du côté institutionnel, cela peut faire penser à un inter-SCoT épaulé par une agence d’urbanisme, un département en dialogue avec sa métropole, une communauté d’agglomération XXL accompagnée par les services d’un établissement public foncier… Du côté des procédures, il y a à apprendre des contrats de relance et de transition écologique, des projets alimentaires territoriaux, des contrats de réciprocité… toutes expériences permettant d’oublier un moment l’égalité des territoires pour s’intéresser à leur complémentarité.
Le ZAN permet-il ce dispositif à la carte, sans doute pas même imaginé en rêve par les plus ardents promoteurs de la différenciation ? Avoir confié aux régions et aux instances de SCoT le soin de mettre en œuvre le ZAN facilite-t-il ce nécessaire aggiornamento de la planification en poupées russes ? Les régions, dans leur apprentissage des sujets d’aménagement, semblent plutôt jouer majoritairement le suivisme étatique. Les instances intercommunales chargées des SCoT ont, pour leur part, pris l’habitude de légitimer leur périmètre par les notions de bassins de vie, d’emploi, de mobilité, espaces fonctionnels fondés sur l’idée de « communauté de destin » : l’homogénéité plutôt que la complémentarité. Mais les perturbateurs communaux et départementaux pourraient peut-être bousculer les poupées emboîtées et donner envie aux binômes SCoT-région de tenter quelques innovations technico-administratives pour inventer ces grands territoires infrarégionaux d’optimisation foncière. Chiche !
L’enjeu de l’invention méthodologique et procédural de ces systèmes territoriaux dépasse, on l’aura compris, le dossier ZAN. N’est-ce pas le moment d’en finir avec une exubérance planificatrice qui épuise élus et techniciens ? De dépasser les interventions catégorielles d’un État trop respectueux des classifications et des délimitations ? Et de reconnaître enfin l’existence des espaces périurbains, trous noirs de l’interface ville – campagne ?
Un new deal pour le périurbain
Les démarches proposées permettront d’orienter les projecteurs sur les espaces périurbains, ce tiers-espace qui devrait aujourd’hui se trouver au centre des préoccupations planificatrices et programmatiques, alors que l’on continue à surtout s’occuper des « villes » et des « campagnes ». Là encore, les configurations sont diverses mais elles commandent toutes un projet territorial qui ne saurait se subsumer dans le local.
Quelle trajectoire pour un espace périurbain départemental dynamique, par exemple ? Répondre à cette interpellation, c’est anticiper l’évolution des hiérarchies urbaines, les relations entre polarités commerciales et centralités traditionnelles, le rythme de développement de l’agriculture périurbaine. C’est planifier des densifications privilégiées pour assurer des tailles critiques de bourgs en termes de services, concevoir des voiries départementales accueillantes aux piétons et aux cyclistes. Tout cela peut mériter une certaine dynamique foncière. Mais sans réflexion multithématique, aucun principe ne saurait être convoqué pour statuer sur la place respective des pleins et des vides.
Entre métropoles-nature et campagnes urbaines, les espaces périurbains sont les territoires stratégiques de la transition écologique. Ils représentent à côté d’autres référentiels une organisation spatiale qui a sa place justifiée pour répondre aux souhaits de trajectoires résidentielles plurielles tout un assurant une heureuse diversité de l’offre territoriale, propice à la résilience. Chacun trouvera son slogan : réparer le périurbain (celui de la France « moche »), refaire le périurbain sur le périurbain (celui des lotissements), accompagner la « revanche des villages » (lutte contre le mitage, l’émiettement) ; en tout cas réinventer le périurbain.
Le ZAN permet-il cette gouvernance enfin systémique, tant attendue par les militants de l’interterritorialité comme de la contractualisation, double réponse aux impasses d’une décentralisation sans règles du jeu efficace quant aux impératives coopérations entre collectivités et aux dialogues entre l’État et le local ? Cela ne va pas de soi, mais sachons comme le disait Gramsci conjuguer le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté. Tentons donc d’opérer un détournement notionnel osé pour ne garder du ZAN que l’intérêt à apporter au sol et à sa capacité contemporaine à devenir le fil rouge, donc le vecteur de coordination, de l’essentiel des politiques territoriales liées à la transition écologique.
Jean-Marc Offner
Président de l’École urbaine de Sciences-Po
Crédit photo : Fabien Cottereau