Après les expériences plus ou moins heureuses d’Auroville, en Inde, Marinaleda, en Espagne, ou Christiania, au Danemark, les utopies urbaines semblent appartenir au passé. Mais, plutôt qu’un essoufflement de leurs modèles, ne sont-elles pas en train de muter au travers de nouvelles pratiques, qu’elles soient profondément contestataires, à l’image des ZAD, ou dans le cadre du droit, à l’exemple de l’urbanisme transitoire et participatif ?
Aussi singulières soient-elles, les utopies urbaines et sociales s’enracinent toutes dans le sentiment d’« urbaphobie », né en même temps que les villes, comme l’analyse l’historien spécialiste de la ville du xxe siècle, Thibault Tellier. Platon (427–347 av. J.-C.) et Cicéron (106–43 av. J.-C.) étaient déjà critiques de la cité antique. « Il y a cette volonté de s’extraire de la ville traditionnelle, qui depuis 2000 ans n’a produit que des catastrophes sanitaires et sociales. » L’utopie urbaine s’envisage toujours comme une tabula rasa, soit recréer un territoire à partir de zéro et s’extirper ainsi de la ville et ses héritages. Cette philosophie traverse les siècles et les continents, on la retrouve tout autant dans le mythe monacal au Moyen Âge que dans le mouvement états-unien de la conquête de l’Ouest.
Dans L’Urbanisme, utopies et réalités, l’historienne Françoise Choay décrypte comment chaque courant de pensée utopique a produit des théories urbanistiques. Elle cite notamment le courant des utopies sociales fondé sur le progrès technique, duquel naîtront le fouriérisme, ainsi que le courant naturaliste et hygiéniste, dont se réclame Ebenezer Howard (1850–1928). Jusqu’au milieu du xixe siècle, la majeure partie des utopies, souvent fictionnelles ou hors d’échelles, sont restées à l’état livresque, mais la révolution industrielle a marqué un tournant. Les utopies paternalistes et hygiénistes de la deuxième moitié du xixe siècle font alors l’objet de mises en œuvre sociales et urbaines. Si les théories de Charles Fourier (1772–1837) – une organisation de la société, la Phalange, et une utopie urbaine, le Phalanstère, assez largement inspirée de « l’utopie royale » d’Arc-et-Senans, de Claude-Nicolas Ledoux (1736–1806) – n’ont pas, malgré ses efforts, été mises en œuvre, celles développées par son disciple, Jean-Baptiste Godin (1817–1888), l’ont été. Cet industriel du nord de la France a créé sur ce même modèle de pensée le Familistère, à Guise, dans l’Aisne. Marqué par la dureté de ses années ouvrières, il fonde une coopérative alliant avantages matériels et sociaux : logements, équipements publics et éducatifs, théâtre, caisse de retraite… Cette ville hors de la ville, destinée à accueillir ses ouvriers, a l’ambition d’offrir le confort bourgeois au prolétariat. Un paradis ouvrier qui comptera jusqu’à 1 500 habitants. Au Royaume-Uni, Ebenezer Howard s’intéresse, lui aussi, aux conditions de vie des classes moyennes et populaires, mais dans une conception hygiéniste et naturaliste. Abhorrant la ville industrielle et polluée, il invente les cités‑jardins, maisons pavillonnaires entourées de nature, à l’extérieur de Londres, avec une densité bien inférieure à celle de la ville-monde.
Apparentes sœurs ennemies, l’utopie et la ville sont pourtant inséparables, car la ville représente l’échelle parfaite de l’utopie, comme l’analyse Jean Haëntjens. « L’utopiste veut d’abord tester à petite échelle dans les détails de la vie quotidienne. Il se voit plutôt en mécanicien, en ingénieur, fignolant ses prototypes avant de les proposer au salon des idées. » L’urbaniste considère que cette projection urbano-utopique, qui s’étend de 1850 aux années 1960, atteint « son point d’orgue » avec la création de Brasilia et Chandigarh, « considérées comme de grandes réalisations utopiques, au moins par leurs concepteurs », et néanmoins le fruit de décisions politiques d’État. Si les utopies théoriques se révèlent toujours surdimensionnées (tel le plan Voisin de Le Corbusier), les utopies « pratiques », celles qui ont vu le jour, se caractérisent par une attention au contexte et une adaptation à l’échelle. « Il y a une prise de conscience du maillage existant, et qu’il faut en tenir compte. C’est valable pour les cités‑jardins de Howard au Royaume-Uni », relève Thibault Tellier. Les utopies se sont aussi, et surtout, caractérisées par un « contenu » social et humaniste, avec une volonté sincère de justice sociale qui a souvent pris la forme d’une « obsession de la régulation ». Une réponse déséquilibrée à la confusion de la ville, selon l’historien : « Il faut bien comprendre que ces utopies se font toujours contre le modèle de la ville traditionnelle. Or, la marque de cette dernière, ce sont les inégalités et le développement anarchique. » Le mode de fonctionnement rigide de ces utopies pourrait s’apparenter, par certains aspects, à des « dérives sectaires », ce qui expliquerait en partie pourquoi les utopies sociales réalisées à la fin du xixe siècle sont tombées peu à peu en désuétude. Après un demi-siècle éprouvant marqué par deux guerres mondiales et une crise économique, la philosophie des utopistes a profondément changé. Les utopies urbano-sociales sont ainsi guidées par une doctrine pacifiste, mais surtout politique, entre marxisme et idéologie libertaire, elles sont en rupture avec le système.
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Maider Darricau
Entourée d ’une forêt luxuriante, la cité circulaire Auroville, dessinée par l ’architecte français Roger Anger (1923–2008), s’étend sur 2 000 hectares. ©Vyas Abhishek/Shutterstock