Magali Reghezza-Zitt : « Nous assistons au retour des incertitudes »

La géographe Magali Reghezza-Zitt évoque la gestion des risques et incertitudes dans notre société en mettant l’accent sur un certain déni de la part de nos gouvernances, malgré les signes avant-coureurs et les études scientifiques. Et de s’interroger sur la manière, dans ces conditions, de retrouver de la vision.

 

Vous avez écrit que nous sommes passés de la société du risque à la société de l’incertitude, qu’est-ce que cela signifie ?

L’incertitude, c’est ce que l’on ne sait pas; elle est consub­stan­tielle à l’existence humaine, elle a tou­jours existé et les indi­vi­dus et les col­lec­tifs ont développé des stratégies de réponse pour vivre avec cette incer­ti­tude. Par exemple, dans les sociétés prémodernes, on a des dis­po­si­tifs associés à des pra­tiques reli­gieuses, spi­ri­tuelles, divi­na­toires, qui sont des réponses métaphysiques à l’incertitude. L’Occident moderne a développé un rap­port par­ti­cu­lier à l’incertitude, fondé sur les trois piliers de la moder­nité que sont l’État, le marché et la science. La science va per­mettre de maîtriser l’incertitude en la « métrisant », en lui don­nant une mesure à tra­vers le cal­cul de pro­ba­bi­lité qui per­met de définir un rap­port coût‑bénéfice. La science sert donc une ratio­na­lité économique qui est la base du marché. Le tout porté par l’État, car derrière l’incertitude, il y a la ques­tion de la sécurité. Or, la grande prérogative régalienne de l’État moderne, c’est de garan­tir la sécurité des biens et sur­tout des per­sonnes ; le prin­cipe, c’est que le gou­ver­ne­ment protège les citoyens qui concèdent une par­tie de leur sou­ve­rai­neté en échange de cette garan­tie de la sécurité. La maîtrise de l’incertitude par la métrique est ce qu’on appelle la mise en risque. Le risque est l’incertitude mesu­rable, ce qui veut aus­si dire – presque impli­ci­te­ment – contrôlable, limitable.

Grâce aux progrès des sciences et tech­niques, les poli­tiques de ges­tion des risques consistent en la mise en place de dis­po­si­tifs développés de prévention et pro­tec­tion. La mise en œuvre effec­tive dépendra d’un calcul-coût bénéfice. C’est lui qui per­met­tra aus­si de fixer les primes d’assurance, ou de déterminer l’opportunité de recons­truire. Si Michel Fou­cault a bien expliqué que la mise en risque est un sup­port de gou­ver­ne­men­ta­lité de l’État moderne, le socio­logue Ulrich Beck a, lui, décrit le pro­ces­sus selon lequel, dans les sociétés modernes, tout est deve­nu risque à mesure du développement du capi­ta­lisme et de la mar­chan­di­sa­tion de tout. De fait, jusqu’à il y a peu, la capa­cité à mettre en risque a fait recu­ler l’incertitude au bénéfice de la sécurité.

Mais, aujourd’hui, sont appa­rues des menaces systémiques qui ne peuvent pas être qualifiées de risques, car elles sont – du fait de leur extrême com­plexité qui réside dans les interdépendances, les rétroactions, etc.– « immétrisables », donc immaîtrisables. Nous assis­tons au retour des incer­ti­tudes, qu’on qua­li­fie par­fois d’incertitudes radi­cales, c’est‑à-dire des imprédictibilités abso­lues, qu’aucune connais­sance, aucun progrès tech­nique aujourd’hui envi­sa­geable ne peut réduire. Elles sont issues de la com­plexi­fi­ca­tion des systèmes, socio­tech­niques, écoterritoriaux, pro­duite par la glo­ba­li­sa­tion, l’intensification des mobilités, les progrès tech­no­lo­giques, qui mul­ti­plient les inter­ac­tions et les interdépendances. Il y a tant de paramètres à intégrer que des imprédictibilités struc­tu­relles appa­raissent. Nous fai­sons face à des situa­tions com­plexes, chao­tiques, où il est abso­lu­ment impos­sible de prévoir. Cette imprédictibilité radi­cale est consub­stan­tielle à nos sociétés hyper­com­plexes, pro­duits de la trans­for­ma­tion de plu­sieurs siècles de moder­nité et par une glo­ba­li­sa­tion accrue de nos économies. Elle ne per­met plus la mise en risque, car elles ne peuvent entrer dans des cal­culs de probabilités. D’un côté, l’incertitude aug­mente, de l’autre, elle est de plus en plus perçue.

Je pense que vous ne seriez pas d’accord avec moi si je vous disais que c’est peut‑être ce qu’a vou­lu mal­adroi­te­ment expri­mer le président Macron lors de ses vœux en jan­vier der­nier, quand il a dit : « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? »

Je ne serais clai­re­ment pas d’accord (rires). Pour la simple rai­son que l’incertitude est trop sou­vent utilisée pour légitimer l’inaction ou l’échec. Je vous donne trois exemples sur les­quels j’ai pu tra­vailler. En 2005, après l’ouragan Katri­na, Georges Bush dit : « On ne pou­vait pas savoir. » Or, en 2001, un rap­port – que les scien­ti­fiques et jour­na­listes res­sortent aussitôt – avait décrit exac­te­ment ce qui se pas­se­rait en cas d’ouragan de catégorie supérieure à 3. En 2011, il y a le tsu­na­mi et l’accident nucléaire de Fuku­shi­ma, et de nom­breuses voix au Japon et dans le monde disent : « On ne savait pas, on ne pou­vait pas prédire. » Sauf que, lors de l’audition publique du direc­teur de la cen­trale, son témoignage atteste du fait qu’une telle catas­trophe était prévisible. En 2017, après l’ouragan Irma aux Antilles, tous les rap­ports publics concluent à : « On ne pou­vait pas envi­sa­ger une telle inten­sité, une telle conjonc­tion de fac­teurs… » ; six mois plus tard, je com­mence un pro­gramme de recherche et je tombe sur un article qui décrit très exac­te­ment les conséquences de l’ouragan. Je me dis: « Mais ce n’est pas pos­sible, com­ment ont-ils pu publier aus­si vite ? » ; je regarde la date et je constate que cet article – de Vir­gi­nie Duvat – est antérieur à l’ouragan. Elle y décrivait très précisément les conséquences d’un oura­gan à Saint-Mar­tin. Donc, le « On ne savait pas », ça ne tient pas.

Lire la suite dans le numé­ro 430

Julien Mey­ri­gnac 

 ©Clé­ment Szczuczynski 

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