Patrick Henry : « La ville a transformé et investi les sols en profondeur »
Professeur de théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine (TPCAU) à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, Patrick Henry a créé sa propre structure, Pratiques urbaines, en 2016. Dans son dernier ouvrage, l’architecte et urbaniste ouvre des pistes pour l’extension du domaine de l’urbain et la définition d’un urbanisme de l’attention basé sur l’observation et l’interaction avec les sols.
Votre ouvrage Des tracés aux traces commence par deux chapitres consacrés à la définition des sols, à la fois surface et profondeur, support et matière. Un exercice absolument nécessaire qui révèle que nous avons de toute évidence oublié ou perdu une grande partie des dimensions et caractéristiques des sols. Pourquoi et comment ?
Le drame des sols, c’est d’être polysémique, de toucher énormément de disciplines: la géographie, la géologie, la pédologie, bien sûr, mais aussi le droit, la sociologie, la philosophie…, l’aménagement, et l’urbanisme, bien entendu. De ce fait, d’une certaine façon, tout le monde a son sol et trop nombreux sont ceux qui sont enfermés dans « leur » sol, celui de leur domaine professionnel, peu habitués ou enclins à en partager l’approche.
Les rappels de définition dans le livre étaient destinés à faire prendre conscience au lecteur de cela, et aussi à justifier l’emploi du pluriel – les sols – parce qu’ils sont multiples, divers. Ces diverses dimensions et caractéristiques n’ont pas été oubliées, elles ont été séparées, ce qui a naturellement conduit à ce qu’elles soient toujours pour partie invisibilisées. Ce qui, il faut aussi bien le reconnaître, a permis de les consommer sans ménagement.
Vous écrivez que depuis la fin du XIXe siècle, l’artificialisation et l’imperméabilisation ont été érigées en doctrines de l’urbanisation. Cela signifie-t-il que la ville contemporaine, bien que disposant de fondations, a été érigée hors-sol ?
Au sens de la négation de toutes les caractéristiques des sols, oui. Mais il faut aussi resituer les choses dans leur contexte: il fallait accompagner l’industrialisation, accueillir énormément de monde dans les villes dont les périphéries étaient souvent des cloaques, des endroits insalubres. La ville a donc avancé et transformé les sols, et les a même investis en profondeur : le développement urbain s’est inscrit à l’intérieur des sols. Comme l’a rappelé Sabine Barles, en 1993, dans sa thèse, La pédosphère urbaine : le sol de Paris XVIIIe-XXe siècles, les théories hygiénistes croisées avec les techniques des ingénieurs ont conduit à mettre dans les sols ce qu’on ne voulait pas voir et qui devait se révéler nécessaire à de nouvelles conceptions de la qualité de vie et du confort urbain : les réseaux d’eau et d’assainissement, de gaz et d’électricité, les voies souterraines, les métros, etc.
Les hygiénistes pensaient que tout venait de l’air, et que pour éviter les pollutions et les maladies, c’était une bonne idée d’enfouir certaines infrastructures. On avait juste oublié qu’on était en train d’abîmer et de polluer les sols urbains.
Ce développement massif des villes a eu lieu à une époque où il y avait encore plus de 50 % de la population qui vivait du revenu de l’agriculture. Est-ce que ça n’a pas renforcé le clivage entre la ville et la campagne ?
Absolument. Au début du XXe siècle, il y avait un clivage fort entre le monde rural, très puissant, très organisé et très productif, et la ville industrielle aux besoins de développement énormes. La volonté politique et économique de constituer la ville moderne était d’une certaine manière antagoniste de la ruralité qui était représentée comme « archaïque », faite de sentiers, de bois, de marais…, tandis que l’urbain aux sols revêtus, avec des places, des candélabres, représentait l’avenir.
Propos recueillis par Julien Meyrignac.
© Arnauld Duboys Fresney