Cécile Wendling : « Nous devons réapprendre à veiller les uns sur les autres »
Depuis vingt ans, la prospectiviste Cécile Wendling réfléchit sur les risques et les crises qui auront un impact sur la façon dont les gens vivent et travaillent. Spécialiste de l’anticipation, elle traite les sujets de l’intelligence artificielle, l’éthique des algorithmes, les maladies émergentes, les voitures sans conducteur… Entre rigueur, curiosité, ouverture d’esprit et humilité, elle se définit aussi comme une « pessimiste qui se soigne ».
Comment devient-on prospectiviste ?
Il y a une multitude de chemins vers la prospective, via les sciences sociales, l’ingénierie et bien d’autres domaines. Il existe des formations en prospective dans la plupart des pays, formations initiales ou formations continues qui s’adressent à des acteurs de la stratégie ou de l’innovation. Mais la prospective mobilise toujours le même état d’esprit – la capacité à se projeter dans le temps long, voire très long – et plus ou moins les mêmes méthodes et outils de construction de scénarios, d’analyse des signaux faibles, etc. Étant entendu qu’on n’est pas prospectiviste seul ; la prospective est toujours une vision collective, transdisciplinaire et partagée. Il y a donc des communautés de prospectivistes, avec leurs réseaux sociaux, leurs médias…, énormément d’échanges internationaux qui établissent qu’on n’a pas forcément les mêmes visions de l’avenir à Dakar ou à Berlin.
Comment êtes-vous venue à la prospective ?
En réaction ! J’ai été très marquée par le 11-septembre, je me suis dit : « Qu’est-ce qui fait qu’on n’a pas vu arriver cet évènement ? » J’étais obsédée par cette question au point de vouloir en faire ma thèse de doctorat : j’ai voulu comparer comment certaines entreprises, notamment les banques, les assurances, avaient anticipé ou pas ce risque-là par rapport aux États et aux services concernés. Les entreprises étaient très rétives, elles n’avaient pas envie d’avoir un doctorant dans les pattes sur des questions hautement confidentielles. Mais à l’époque, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne mettaient en place des outils d’anticipation et de gestion des crises; j’ai donc pu travailler pendant quatre ans avec la Commission européenne et les différentes capitales européennes pour voir comment la gestion des risques avait évolué, comment elles s’étaient dotées de cellules de crise, mais aussi de cellules d’anticipation.
Après mon doctorat, j’ai été recrutée au sein du ministère des Armées, à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, pour travailler d’abord sur des risques très variés : le spatial, le cyber, l’Afghanistan. Puis, à chaque fois qu’il y a eu des catastrophes ou des évènements, mon parcours a bifurqué. Cela a été le cas avec Fukushima, mais à la suite de cette catastrophe, j’ai quitté les Armées pour rejoindre le Centre de sociologie des organisations, qui avait eu un financement pour travailler sur l’anticipation du risque nucléaire. À peu près à la même époque, j’ai commencé à collaborer avec le think tank Futuribles, notamment sur l’avenir des risques sanitaires et des maladies émergentes. J’y ai réalisé une grande étude pour AXA, qui voulait mesurer les incidences potentielles de ces risques pour les assurances. Sur la base de ce travail, j’ai été recrutée par AXA où j’ai travaillé pendant une dizaine d’années. Depuis le 1er avril, je suis conseil indépendant et je réalise des études de prospective pour différents clients.
Selon vous, les problématiques de risques sont-elles nécessairement au cœur des exercices de prospective ?
Cela n’a pas toujours été le cas, mais aujourd’hui, oui : il y a une vraie approche par les risques et même par les visions « catastrophiques », ce qu’on appelle la collapsologie. J’y vois plusieurs raisons.
D’abord, parce que les exercices de prospective intègrent désormais toujours les défis climatiques et écologiques qui suggèrent hautement les risques d’effondrement.
Ensuite, il est évident que le Covid-19 a fortement marqué les esprits et changé la donne, qu’il s’agisse de la crise sanitaire directe – le confinement –, ou des crises sanitaires incidentes qui ont suivi : les suicides et les dépressions, les maladies mentales, etc. Nous n’avons jamais eu autant de problèmes dans ce domaine. J’y vois également la marque du vieillissement de la population : les problématiques des seniors – problèmes d’autonomie, de mobilité, de vision – convoquent toujours les notions de risques. Enfin, il y a le contexte géopolitique, la guerre en Ukraine, les coups d’État en Afrique, les pressions de la Chine sur Taïwan… [l’entretien a eu lieu avant les récents évènements au Proche-Orient, ndlr] qui, loin des lieux de conflits, ont d’innombrables conséquences de supply chain, d’accès à certains matériaux, produits alimentaires ou autres, ce qui constitue des risques sérieux.
Sommes-nous, avec la mondialisation, plus exposés aux risques et aux chocs ? Y a‑t-il eu un tournant historique en la matière ?
Cette question est fondamentale en sociologie du risque, et elle oppose différents courants. Vous avez, d’un côté, ceux qui, comme Charles B. Perrow, pensent que plus nous sommes interconnectés, plus nous sommes reliés, plus tous nos systèmes ont des effets d’interdépendance, plus une petite étincelle ou un petit battement d’ailes quelque part est susceptible de générer une catastrophe majeure autre part. Ils considèrent que plus la concentration humaine est importante, en mégalopole par exemple, plus grande est la vulnérabilité, mais aussi que plus il y a d’interdépendances et d’interconnexions, plus le risque est grand.
Prenons un exemple : aujourd’hui chacun conduit sa voiture, et vous ne pouvez pas avoir un million d’accidents aux mêmes causes le même jour, puisque chacun de nous pense différemment, conduit différemment, vit dans des profils de risque différents. Mais si demain, vous avez des navettes autonomes qui ont toutes le même bug informatique au même moment, vous pouvez avoir un million d’accidents simultanés. C’est ce qu’on appelle, en assurance, le risque d’accumulation. Vous pouvez facilement imaginer d’autres conséquences préjudiciables de la digitalisation de nos écosystèmes.
Mais il y a, de l’autre côté, ceux qui, comme Karl E. Weick, considèrent au contraire que plus il y a d’interconnexions et d’interdépendances et plus nos sociétés et nos organisations vont devenir résilientes, que l’intelligence artificielle va permettre de détecter et même d’anticiper très en amont de très nombreux problèmes. Par exemple, dans le domaine de la santé : la prévention généralisée pourrait permettre de réduire certains risques de maladies comme le cancer.
Je considère qu’il y a trois façons de parler des risques. Du point de vue des risques opérationnels : je suis dans un territoire, dans une entreprise, dont je gère le quotidien et les projets, et je cartographie les risques tels qu’ils sont connus et anticipés. Du point de vue des risques dits émergents, comme le deepfake, la réalité alternative, la corruption d’identité, etc., qui impliquent de nouvelles approches, de nouveaux réflexes. Du point de vue des risques existentiels, c’est‑à-dire ce qui pourrait porter atteinte à l’humanité et notamment la détruire. Alors, pour revenir à votre question – sommes-nous plus exposés aujourd’hui aux risques ? –, cela dépend de quel risque on parle : opérationnel, émergent ou existentiel. Et la réponse est globalement : pas nécessairement. Mais cela dépend, bien entendu, énormément du contexte, de là où vous vivez, de quelle activité vous faites, de votre tissu social…
Lire la suite de cette interview dans le n°434
Propos recueillis par Julien Meyrignac
©Jeremy Barande