François Chaslin, architecte critique humaniste

Architecte de formation nourri aux sciences humaines à l’université de Vincennes dans l’après-68, François Chaslin était l’un des principaux critiques d’architecture français. Auteur, entre autres, d’Un Corbusier, qui avait causé un beau charivari, il est décédé le 7 août. La revue Urbanisme l’avait rencontré en 2019.

 

Où êtes-vous né ?

En 1948, sur un coteau au bord de la vallée du Rhône où se construisait le barrage de Donzère-Mondragon, l’un des grands chantiers de génie civil de l’après-guerre. Mon père, jeune ingénieur, y travaillait. Mes grands-parents paternels tenaient boutique à Loudéac, au centre de la Bretagne. Lui était horloger, photographe puis bijoutier, originaire d’une famille de paysans du Val-sans-Retour en forêt de Brocéliande. Très exactement d’une localité dont le nom me fascine et me flatte : Néant. Elle, ancienne demoiselle des Postes, venait de Binic, port de terre-neuvas de la baie de Saint-Brieuc. Son père était facteur rural, sa mère bistrote près de la voie ferrée. Les origines de ma mère étaient savoyardes. Un père flic, inspecteur de police à la gare du Nord, probablement franc-maçon ; une mère institutrice, descendant de cette famille Calas que Voltaire avait défendue. Ma mère avait fait des études de lettres. Employée dans l’administration du barrage, elle était devenue mère et femme au foyer. Elle a, plus tard, pendant la guerre d’Algérie, travaillé avec l’ethnologue Germaine Tillion.

Né en 1923, mon père était « monté » faire Maths sup et Maths spé à Louis-le-Grand. Rapidement engagé dans la Résistance, il avait quitté le lycée, franchi la frontière espagnole en juillet 1943 et s’y était fait arrêter. Après quelques mois dans le camp de Miranda, il avait été remis aux Alliés et avait pu gagner Alger. Parachutiste dans les Forces françaises libres, il fut envoyé à Rome, puis participa à la remontée vers Colmar. Ses études ayant été interrompues durant plusieurs années, il avait dû se contenter d’un diplôme  d’ingénieur  TP,  gardant  une  certaine  rancune à l’égard de ceux qui étaient entretemps devenus polytechniciens. Le voici travaillant donc sur ce barrage. Les milliers d’ouvriers, souvent maghrébins, vivaient dans des « cités » de baraquements, les ingénieurs et les cadres dans des lotissements séparés. Comme nombre de résistants, marqué par l’Algérie et par Albert Camus, il était d’un tempérament rebelle. Il obtint de sa compagnie le droit d’acheter une ferme en ruine, d’y creuser un puits et de la restaurer. La famille a connu quelques années d’une vie rustique et merveilleuse dans une campagne encore parfaitement archaïque, ce monde « tout charrué d’odeurs » qu’a décrit Giono.

Et cela devait marquer mon propre rapport au paysage. Développer en moi un esprit un peu rêveur que plus tard, à la lecture de Bachelard, j’apprendrai à appeler phénoménologique. Il m’en reste une passion pour les oiseaux, les insectes, les matériaux usés, l’odeur du buis, la nuit, le bruit du vent, les orages. Puis mes parents ont connu le chômage. J’ai séjourné chez mes grands-parents, en Bretagne et dans les parages sinistres de la gare du Nord. Périodes sombres d’arrachement au domaine du Grand Pan. Mon père a finalement été engagé par les Travaux et Dragages de la Haute-Moselle qui construisaient des écoles traditionnelles. Puis, avec l’appui de l’Aluminium français et de Saint-Gobain, il a créé sa propre entreprise, Geep-Industries, dont l’objet initial était de construire rapidement des écoles ou collèges selon un procédé mis au point par deux élèves de Prouvé, Joseph Belmont, futur directeur de L’Architecture, et Maurice Silvy. Ceci jusqu’à sa faillite en 1971. Des années de procès s’ensuivirent : grand trauma familial, angoisses compliquées de considérations politiques, mon père étant de gauche et très ami de Michel Rocard.

 

Vous avez été élève au lycée Louis-le-Grand à Paris ?

J’ai d’abord fréquenté l’école en briques rouges de Joinville-le-Pont, où nous vivions au bord de la Marne. Puis, mes parents étant adeptes du scoutisme laïc et de la pédagogie « active », ce fut l’école Decroly de Saint-Mandé, qui pratiquait un enseignement antiautoritaire. J’y ai passé ma période de collège à élever des lapins, puis une année en Suisse avant d’intégrer Louis-le-Grand dans une classe difficile, dite A’ (mathématiques, latin, grec). Le choc a été brutal tant pour moi que pour mon ami Jean Rolin, futur écrivain, rencontré en seconde, tous deux mal à l’aise parmi ces superbes bêtes à concours. J’ai obtenu le bac de justesse et redoublé, mais relégué cette fois au lycée de Saint-Maur. Maths sup ensuite, puis Mai 68 est arrivé et tout a heureusement dérapé. J’échappais aux grandes écoles.

 

C’est à ce moment-là que vous vous décidez à devenir architecte ?

Mon père aimait les architectes. Il en connaissait beaucoup et certains remarquables comme Paul Chemetov et ses associés de l’AUA, ou Gérard Thurnauer (1926−2014) et Jean-Louis Véret (1927−2011) qui avaient fondé l’Atelier de Montrouge avec Pierre Riboulet (1928−2003). Il aurait aimé que je sois à la fois architecte et polytechnicien. Je ne suis devenu ni l’un ni l’autre. Je rechignais, garçon réservé, timide, peu assidu peut-être, pas très bon dans les études. En 1964 ou 1965, j’ai rencontré Jean-Louis Cohen en Tchécoslovaquie, à la neige, dans une colonie de vacances du CCCS, le Centre de coopération culturelle et sociale. Il est resté longtemps mon meilleur ami. Personnage formidable, il parlait quantité de langues, portait déjà en germe la puissance intellectuelle qu’on lui connaît. Lui aussi était lié à Chemetov dont j’avais connu le fils Alexandre aux louveteaux de la rue Mouffetard.

Nous nous sommes formés ensemble, Jean-Louis et moi, jeunes gens cinéphiles et amateurs d’architecture, curieux notamment de celle des pionniers de la modernité. Nous voyagions en stop, puis en 2 CV, en Europe de l’Est, aux Pays-Bas, à Bruxelles ou Barcelone, y découvrant Gaudi. Nous étions boulimiques, achetions à la brocante quantité de livres, nous constituant pour trois sous des bibliothèques encombrantes, les livres d’architecture n’ayant à l’époque aucune valeur marchande. Puis j’ai eu la chance de découvrir les actions que commençait à mener Maurice Culot à Bruxelles autour des origines du logement social, du régionalisme, de l’éclectisme et de l’Art nouveau, me constituant une culture plus éclectique : postmoderne en un sens. Si j’ai eu envie d’être architecte, ce n’était pas pour construire car j’avais une horreur absolue des métiers d’argent et de grande responsabilité, du fait de mon gauchisme sans doute, amplifié par la faillite de mon père. En fait, dès l’âge de 18 ans je pressentais que je n’aurais ni entreprise, ni agence. Je n’avais aucune idée, ni aucun souci de ce qui pourrait advenir.

 

 

Mais vous avez suivi des études d’architecte ?

De formation plutôt scientifique, je faisais chaque été des stages dans le bâtiment. Dès mes 16 ou 17 ans, j’étais commis, saute-ruisseau, grouillot sur des chantiers de constructions scolaires. J’ai commencé à Pierrelatte, en 1965, année de la mort de Le Corbusier, puis durant deux étés à Marseille avec Jean-Louis. Je connaissais bien le monde du bâtiment, et je l’aimais. Durant l’été 1968, je me suis retrouvé chef de chantier adjoint pour la construction de la faculté de Vincennes, dont mon père était le constructeur en même temps que l’un de ceux qui avaient imaginé cette université d’un genre nouveau, avec Bernard Cassen et Pierre Domergue, et qui l’avaient proposée au ministre Edgar Faure. Je rentrais d’un séjour à Cuba, après environ un mois dans un camp de jeunes gauchistes. J’avais juste 20 ans et j’ai passé un trimestre à construire cette faculté où je suis ensuite entré comme étudiant, ce qui fait de moi le plus ancien des « Vincennois ».

 

Qu’avez-vous étudié à l’université de Vincennes, qui abritait un institut d’urbanisme ?

Surtout les sciences humaines. J’étais boulimique et passablement « agité du bocal ». J’ai enchaîné trois licences (géographie, urbanisme, sociologie) avec quelques maîtres remarquables comme Pierre Merlin, Françoise Choay et Michel Coquery, qui avaient fondé le département d’urbanisme, Raymonde Moulin, Pierre Riboulet. C’était un moment excitant. En parallèle, j’ai commencé à fréquenter l’École des beaux-arts désormais éclatée en unités pédagogiques (UP) après la réforme de l’enseignement de l’architecture. J’avais choisi l’UP1 et m’y suis trouvé à la fois bien et mal. L’enseignement fonctionnait par unités de valeur. À Vincennes, on faisait « à la carte » trois licences pour le prix d’une et demie en cumulant les UV. En revanche, à UP1, l’architecture proprement dite, c’est-à-dire le projet, était interdite dans le premier cycle. On apprenait des mathématiques, la géométrie dans l’espace, le tracé des ombres, des embryons de sociologie, matières dans lesquelles j’étais déjà bardé d’unités de valeur. Ce dont j’aurais eu besoin, la conception, était prohibé, plus exactement remis à plus tard. J’ai donc décroché, renonçant à l’architecture comme métier de projet et reprenant mes études universitaires. Je suis passé en second cycle à UP6 où j’ai continué à faire de l’histoire, de la sociologie, de la théorie. L’établissement ne formait pas d’architectes à proprement parler.

Je suis depuis quelques années l’un des animateurs d’un programme sur l’histoire de l’enseignement de l’architecture au XXe siècle. Un jour que nous réunissions son conseil scientifique, il nous est apparu qu’aucun de ses membres, tous architectes pourtant, n’avait dessiné de projet pour son diplôme. En ce qui me concerne, j’ai mené une recherche sur l’industrie des « fontes ornées » et la fabrication d’éléments d’architecture sur catalogue au XIXe siècle. Nous constituons cette petite génération dont on pourrait dire qu’elle a été privée d’accès au projet.

 

Même s’ils sont un peu plus âgés, vous êtes contemporain des Portzamparc, Castro… qui se sont niés comme architectes au tournant de 68.

C’était mes jeunes profs à UP6. Ils ont refusé le statut d’architecte pour certaines raisons politiques qui n’ont pas duré. Outre le militantisme, tous étaient passés par telle ou telle branche du marxisme, tous avaient flirté avec les philosophies du soupçon, côtoyé le structuralisme, la psychanalyse d’obédience plus ou moins lacanienne, la sémiologie, la sociologie et l’anthropologie, diverses disciplines rencontrées par les architectes au milieu des années 1960.

 

Comment alors êtes-vous devenu journaliste ?

Mon groupe d’amis était plutôt constitué d’esprits réticents, mal dans le siècle. Certains s’étaient établis en usine, docker à Saint-Nazaire ou OS à Sochaux, d’autres entrèrent dans une forme de clandestinité. Jean Rolin le raconte très bien dans L’Organisation. Nous portions le deuil du gauchisme, même si nous vivions des moments positifs comme la Révolution des œillets portugaise de 1974. Le ralliement de Cuba à l’ordre moscovite rétabli à Prague en août 1968, la guerre civile en Irlande du Nord où nous nous sommes rendus à deux reprises en 1971 et 1972, le coup d’État militaire au Chili en 1973, la lecture de Soljenitsyne ou de Chalamov et celle de Simon Leys avaient ébranlé notre foi. Avec la fin de la guerre du Vietnam, le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge, la fin de la Révolution culturelle et la mort de Mao, des vérités surgissaient. Ce ne fut pas une jeunesse enchantée et longtemps nous avons aimé cet incipit du livre de Paul Nizan, Aden Arabie : « J’avais 20 ans et je ne laisserai jamais dire que c’est le plus bel âge de la vie. » 

On m’a, en 1973, proposé une place à Techniques et Architecture, petite revue technique, sérieuse, offrant surtout des dossiers thématiques sur des sujets variés. Je l’ai un peu transformée du fait d’une orientation un peu plus littéraire. L’association qui réunissait des journalistes du bâtiment étant en crise, une partie de ses membres, dont Jean Audouin, Michèle Champenois et Jacques Derouin, avaient créé une association rivale, l’Ajibat1, et un journal intitulé Macadam. Comme ils n’avaient pas le temps de le nourrir, je m’en suis occupé. C’était une publication bénévole et critique témoignant d’une pensée architecturale de néophytes assez composite (nous étions très différents les uns des autres) et pratiquant parfois un ton de pamphlet. J’y utilisais pour ma part plusieurs pseudonymes. Et j’ai collaboré à l’Encyclopædia Universalis : j’y publiais de grands portraits d’architectes, des biographies, des nécrologies, certains articles sur des sujets généraux (archéologie industrielle, urbanisme, mouvements architecturaux, marketing, grands projets urbains). Cette activité requérait de la concision. Entre pamphlet critique et notice, je pratiquais plusieurs modes d’écriture.

 

 

 

Ensuite vous alternez journalisme et position dans des institutions comme l’Institut français d’architecture (IFA).

Lorsqu’au bout de quatre ans j’ai quitté Techniques et Architecture, on m’a invité à rejoindre une équipe de recherche qui s’était développée à l’École des beaux-arts autour du Centre d’études et de recherches architecturales, le Cera, qui héritait d’une partie des attributions de l’ancien Institut de l’environnement. Il y avait là plusieurs des futurs animateurs de l’IFA, l’Institut français d’architecture. Entre autres, Jean Zeitoun, Bruno Fortier, Pierre Clément qui s’occupait du domaine asiatique, Bertrand Lemoine, Gwenaël Querrien et son Bulletin. Je travaillais pour ma part avec Bernard Hamburger qui devait mourir d’une sclérose en plaques, esprit très curieux, célèbre à l’époque pour la belle gare qu’il avait construite à Évry.

Il était de ce groupe de l’Area qui, avec Alain Sarfati, Philippe Boudon, Jean-Michel Roux et Gérard Bauer et quelques autres, avait notamment développé chez Dunod une collection d’ouvrages sur l’urbanisme, traduisant les textes fondamentaux de l’architecte américain Robert Venturi, de Kevin Lynch, Christopher Alexander, Amos Rapoport et certains ouvrages sur la politique de l’espace. Hamburger m’a invité à renforcer sa petite équipe avec Alain Thiébaut. C’était l’époque où l’administration prônait un mode de production industrielle de l’architecture : la préfabrication ouverte, et nous lui cherchions notamment des antécédents.

J’ai séjourné un moment dans l’administration, au service de la Recherche de la direction de l’Architecture où j’étais en charge des Cahiers de la recherche architecturale et travaillais avec Pierre Granveaud à la politique de diffusion qu’avait lancée le ministre d’Ornano. Puis l’IFA a été créé, à l’été 1980. La mission avait été confiée à un jeune énarque, Francis Dollfus. Le président de la République voulait un corps d’architectes « d’élite » susceptibles de remplacer les anciens Prix de Rome (l’idée lui ayant été soufflée par Ricardo Bofill). D’où l’idée de créer une école qui formerait des gens ayant des capacités de conception mais aussi de management,  de  direction  d’affaires : des qualités d’énarque. Cette « super école » était mal vue du monde de l’enseignement et de l’administration que dirigeait Joseph Belmont, mais Giscard y tenait.

On était quelques années après la loi de 1977 et les politiques initiées par Michel d’Ornano (ministre de la Culture puis de l’Environnement et du Cadre de vie). Si la « remontée » de l’architecture a été incontestablement favorisée par Mitterrand et Jack Lang, déjà, sous d’Ornano, une politique avait tenté de réconcilier le public et cette discipline mal aimée. L’IFA s’est mis en place à partir de juin 1980. J’ai été le premier à y entrer, et nous avons à quelques-uns commencé d’en préciser le propos et d’aménager l’hôtel particulier du 25, rue de Tournon. Puis ce fut la victoire de la gauche. On a craint l’abandon du projet, finalement maintenu, le malheureux Dollfus fut remplacé par Florence Contenay et Max Querrien, qui en sont devenus directrice et président. L’IFA avait été structuré autour de trois pôles : la recherche avec Fortier, Clément, Jean-Pierre Epron, qui avait dirigé l’école de Nancy, les archives, avec Maurice Culot ; enfin, les expositions et les conférences que j’animais. J’y suis resté sept ans tout en pigeant pour Le Monde ou Libération.

 

En 1987, vous devenez rédacteur en chef de L’Architecture d’aujourd’hui, la revue française de référence créée en 1930…

L’Architecture d’aujourd’hui avait connu beaucoup de difficultés, notamment après les départs des rédacteurs en chef Marc Emery et Bernard Huet. La revue était ballotée. Plusieurs fois sollicité pour prendre la rédaction en chef, j’ai fini par accepter et j’y ai passé sept ans. J’ai tenté d’en faire une revue ouverte à d’autres modes de pensée, au journalisme, à la critique, à la photographie, à la bande dessinée. Nous étions portés par la croissance de l’architecture française, le lectorat s’est envolé. Ce fut une période faste avant l’écroulement qu’ont connu tant de revues, pour des raisons qui ne sont pas seulement économiques.

L’Architecture d’aujourd’hui était la propriété du groupe Expansion. Ce groupe en bouillonnement permanent achetait, vendait, créait des journaux, y compris un quotidien. Mais toute revue y était un « produit », constamment évalué pour sa valeur marchande. Plus elle avait de succès, plus elle était fragile et susceptible d’être cédée. Un groupe de presse a besoin, pour négocier d’autres titres, de pouvoir se dessaisir de certains actifs en bon état. Le groupe Moniteur, dirigé par Marc-Noël Vigier, lorgnait sur L’Architecture d’aujourd’hui qu’il voulait racheter pour conforter son emprise sur le monde de l’architecture. Il a repris finalement AMC.

 

Quel était votre rapport aux architectes, notamment Jean Nouvel, sur lequel vous avez beaucoup écrit dès le début de sa carrière ?

Nouvel était l’étendard de la génération issue de l’après-68. Je me suis retrouvé à travailler avec lui sur plusieurs projets : des biennales, le concours des Halles… La fracture entre modernes et postmodernes n’était pas encore constituée. Elle est apparue de façon flagrante en 1980, avec l’exposition de la Salpêtrière et celle des Beaux-Arts. J’ai été le premier à écrire un texte sur Jean Nouvel (ce n’est qu’un hasard, une conjonction générationnelle). Je lui ai consacré trente-six articles au total que j’ai réunis dans un ouvrage, avant de m’écarter de ses positions.

J’ai eu la chance d’avoir pu me maintenir dans une position d’équilibre où je gardais une certaine distance avec le milieu professionnel, critiquant certaines figures tout en défendant des tendances en principe opposées. Ma formation m’avait fait apprécier l’Art nouveau, j’ai été le nègre d’André Bruyère, je me suis intéressé à l’architecture stalinienne aussi bien qu’aux constructivistes, j’ai rencontré Speer, l’architecte d’Hitler, exposé Foster et Ando, j’ai monté à l’IFA avec Daniel Le Couédic une manifestation sur le régionalisme breton. Je suis quelqu’un qui a, non par cynisme mais par appétit, côtoyé des architectes fort différents. Je suis fondamentalement éclectique et j’ai une vision un peu littéraire, un peu romanesque, sociale aussi de l’architecture. Ce sont les émotions spatiales et atmosphériques et les conjonctures historiques qui me passionnent. Plus peut-être que certaines réflexions de l’ordre de la composition.

J’avais voulu faire une thèse sur Viollet-le-Duc et sur Ruskin, qui aurait opposé deux approches du néogothique, une rationaliste et une plus culturaliste, plus émotive et moraliste. Cette vision m’a permis d’être à l’aise dans divers milieux. Sauf (un temps) avec certains élèves d’Henri Ciriani. J’ai écrit plusieurs articles, notamment dans Le Monde, sur des bâtiments de cet architecte et j’étais confronté chaque fois à la rumeur de ses suiveurs. C’était difficile à vivre : si l’on n’était pas de la chapelle, on était un renégat. J’aimais pourtant beaucoup Ciriani, je possède des dessins qu’il m’a offerts, mais le milieu qui l’entourait était particulièrement sectaire. Le monde qui, à partir d’un certain moment, a entouré et serré de près Jean Nouvel ne l’était d’ailleurs pas moins.

 

Quelles sont vos relations avec Christian de Portzamparc, l’autre prix Pritzker français ?

Je l’aime en tant que personne. Il est touchant, amical mais tatillon, revenant sur les choses avec entêtement. Lui consacrer une exposition était une épreuve. Il émane de lui à la fois une grande tendresse et un formidable acharnement à construire son œuvre et sa réflexion théorique. J’ai aimé aussi la pensée de Gaudin, magnifique à mon sens, dans un genre plus littéraire, baroque, emphatique, parfois un peu pédant. Christian s’est construit une pensée philosophique, un peu laborieuse d’une certaine façon (au sens où elle est le fruit d’un travail) mais bien échafaudée. Il est sans morgue, attentif, au contraire de Jean Nouvel qui est quand même un être plus cynique et brutal.

Le critique a besoin d’être libre et de pouvoir émettre une opinion, sinon son travail n’a aucun sens. Cela a un prix : il ne faut pas fréquenter d’architectes. Cette distance que j’ai entretenue avec le milieu, et que beaucoup ne comprennent pas, était la clé de mon indépendance. Jean-Henri Fabre, l’Homère provençal des insectes, ne dînait pas avec des scarabées ou des mantes religieuses. C’est un monde que j’observe, que j’aime, mais je ne me lie ni à ses intérêts ni à ses conflits.

 

Vous avez également accompagné la mission Banlieues 89 de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart.

J’ai aimé Roland Castro malgré ses évidents défauts. Il y a chez lui une propension au sentimentalisme qui me touche, une façon qui me fascine d’être à la fois gaulliste, communiste et gauchiste, macroniste aujourd’hui, de participer de cette « partouze sociale » qu’il a revendiquée. C’est un personnage qui m’a toujours plu, tellement différent de moi. J’avais été l’un de ses élèves (l’un de ses auditeurs plutôt) à UP6. J’étais pour ma part un individu réservé et timide, souffrant d’une incapacité à parler mais, quand j’ai à l’automne 1985 publié un livre sur Les Paris de François Mitterrand, j’ai été, avec Christian Dupavillon, Castro et d’autres, invité à une émission de télévision pour en parler. Tout penaud, horrifié par ma prestation, lorsque Castro est venu m’en féliciter, je lui ai filé un coup de poing dans le ventre, croyant qu’il se foutait de moi ! Il m’a dit : « Écoute, je vais lancer des assises de Banlieues 89, je voudrais que tu animes mes réunions. » J’avais déjà participé au meeting de lancement de ce mouvement à la Mutualité en décembre 1983, mais je n’avais aucune pratique de l’expression en public, encore moins de l’animation, je me sentais bégayer. Ensuite, dès les assises d’Enghien en décembre 1985, il m’est arrivé de passer la parole à tel ou tel, notamment « à Monsieur François Mitterrand, président de la République » sans trop de panique. Brusquement, j’avais été jeté dans la piscine. Je n’ai plus jamais eu le trac. C’était miraculeux.

 

 

Comment vous êtes-vous intéressé à Sarajevo, ville martyre ?

À l’époque, j’avais plusieurs amis grands reporters. Pierre Blanchet au Nouvel Observateur, qui a sauté sur une mine antichar en Croatie en septembre 1991, Lionel Duroy, Jean Rolin qui travaillait pour Le Figaro, Jean Hatzfeld qui couvrait les événements pour Libération et le photographe Gérard Rondeau. Dès l’horrible bataille de Vukovar, le conflit avait pris une place importante dans nos esprits. À Sarajevo, le siège a commencé en avril 1992. Les professionnels locaux avaient souhaité desserrer l’étau et faire venir un architecte. Jean Rolin, Sylvie Péju et moi nous y sommes rendus en octobre avec de faux papiers d’une organisation humanitaire qui nous ont permis de rejoindre le quartier général de la Force de protection des Nations unies pour la Bosnie, à Kiseljak, dans un petit hélicoptère de l’armée anglaise abordé au culot sur l’aéroport de Split. Puis de rejoindre Sarajevo dans un blindé. J’y ai passé une semaine, nouant des contacts avec des professionnels bosniaques, notamment Ivan Štraus, dont je devais ensuite faire traduire le journal de guerre, L’Architecte et les Barbares, puis avec un réseau qui voulait faire sortir des architectes de la ville. Cinq d’entre eux sont arrivés à Orly un beau matin de mars 1994 avec du matériel de propagande et, grâce à Arc en rêve et à Patrimoine sans frontières, ils ont pu monter une exposition, la faire circuler en Europe, avant de s’éparpiller. Et trois ne sont jamais rentrés à Sarajevo, tellement l’atmosphère y est devenue détestable. J’y suis retourné quatre fois, dans d’autres circonstances.

La guerre yougoslave a été un grand choc pour moi, un deuil dont j’ai durablement souffert. Un ami a été tué, d’autres gravement blessés, d’autres ont eu des problèmes insondables. Le chagrin m’a envahi pendant longtemps. Que nos vies soient travaillées par des drames les constituent, mais nous avons connu des mois particulièrement tragiques (certains, bien évidemment, pensaient qu’on y faisait du « tourisme »).

 

Vous êtes passé de la presse écrite à la radio…

J’avais participé à quelques émissions d’Alain Veinstein sur France Culture. Dans l’une d’entre elles, j’avais un billet de trois ou quatre minutes que j’écrivais à partir d’un « nom de lieu ». Et puis, à partir de 1995 je crois, nous nous sommes occupés à quelques-uns d’épauler le centre culturel André-Malraux, créé par Francis Bueb à Sarajevo durant le siège. Nous avons rassemblé des financements, des meubles, des collections de livres pour ce centre et, en mai 1999, organisé un festival de livres pour enfants. Une équipe de France Culture est venue sur place, avec Laure Adler qui venait d’en être nommée directrice. Nous avons sympathisé et elle m’a proposé une émission hebdomadaire. À dire vrai, je n’écoutais pas la radio et je n’aimais pas beaucoup cette station. Mais j’ai accepté et je me suis retrouvé avec ce Métropolitains qui a duré treize ans et m’a procuré beaucoup de joie. Je me suis rendu compte que la radio était un métier littéraire. Qu’il faut constamment trouver des équivalents en mots des informations que l’on entend partager, des plaisirs qu’on éprouve. Si on veut éviter les émissions académiques ou ennuyeuses, il faut que quelque chose y circule qui est de l’ordre de l’écriture et de la musicalité. On y évoquait de la poésie, de l’anthropologie, de l’architecture moderne ou classique, des questions sociales, tout cela en parfaite liberté. Il fallait trouver des musiques d’accompagnement, des enregistrements de voix anciennes. Ce fut épuisant et merveilleux. À la radio, on s’adresse à un public que l’on ne connaît pas, nombreux et multiple. Il faut partager avec lui des passions, des connaissances, des inquiétudes. Et je souhaitais que ce soit également un magazine, une émission d’actualités. C’était stimulant. Il y avait des moments de lassitude et cela redémarrait.

 

Après quoi, vous vous lancez dans votre grande œuvre consacrée à Le Corbusier…

J’avais en 2013 participé au mensuel L’Impossible, inventé par le journaliste-écrivain Michel Butel qui avait autrefois créé L’Autre Journal, puis Encore dans lequel j’avais écrit. On y publiait ce qu’on voulait sans limitation de place. C’était formidable mais le projet n’a pas tenu, Butel était malade. Et puis est paru le deuxième tome de la correspondance du Corbusier avec sa famille, celui qui couvre les années 1926 à 1946. On s’y trouvait confronté aux tendances pour le moins droitières de l’architecte. J’avais préparé deux articles sur ce sujet mais la revue a fermé. J’ai alors travaillé pendant un an à un long portrait en deux chapitres : Corbeau/Fada, opposant un homme des années 1930, dur, ambitieux, un peu fascisant, et le patriarche d’après-guerre, plus poétique et sensuel, celui de la Cité radieuse. L’ouvrage était nourri de recherches historico-politiques, de littérature et de sociologie. Il n’était d’abord constitué que deux très gros chapitres d’environ 250 pages chacun, sans d’autre coupe. Mon éditeur a demandé que je le découpe et je l’ai tronçonné au sabre en deux fois douze chapitres. Cela reste un livre indigeste mais c’est exactement ce que je voulais.

À sa parution, début 2015, éclatait le scandale. Le Corbusier était immédiatement qualifié de fasciste, une campagne mondiale s’enclenchait. Mon livre n’a été lu que sous cet aspect-là, sur lequel il apportait beaucoup de nouveautés. Mais le propos était autre : faire un portrait global dans lequel je témoignerais à la fois d’une sympathie et d’un agacement pour cet architecte génial que j’ai beaucoup aimé, dont j’ai dessiné les bâtiments pendant trente ou quarante ans, que je connais très bien et que je ne hais pas. Je voulais comprendre comment un artiste de cette envergure avait construit son personnage, comment il l’avait fait évoluer, comment il avait retouché sa biographie. Le livre a été mal accueilli par le monde corbuséen. Pas par tous, et surtout pas par les principaux historiens du bonhomme (Jean-Louis Cohen l’a chaleureusement salué), mais beaucoup y ont vu un pamphlet à charge.

 

Ce livre a eu un impact considérable…

Je ne m’y attendais pas. Un phénomène nouveau avait fait son apparition : les réseaux sociaux et le suivisme mondial de la presse. Le livre a fait l’objet de 450 ou 500 articles. J’en ai repéré dans 41 pays différents. Des gens qui n’avaient pas lu le livre répétaient ce qui était paru dans des articles antérieurs, traduisaient en suédois ce qui avait été écrit en hongrois. Des centaines de lecteurs lançaient des Like et des Dislike. Ensuite est arrivé un incident plus pénible : on m’a calomnieusement accusé de plagiat. J’ai plongé dans une nouvelle période de marasme, de fureur et de tristesse, ne sachant comment me tirer de cette mise au ban.

 

C’est pourquoi vous avez écrit un drôle de livre pour vous expliquer ?

J’ai commencé à écrire une petite fable sur le thème du geai paré des plumes du paon, avant d’approfondir ces questions de traitement de l’histoire, de plagiat et de fake news. J’avais choisi de ne parler que d’oiseaux, extraits de fables, de contes ou de grands mythes de la littérature mondiale, de romans, de poèmes, de journaux littéraires. Tout baignait dans un monde d’oiseaux. Il s’agissait pour moi d’un pamphlet littéraire que je ne souhaitais pas voir illustrer. Je suis tombé sur une magnifique éditrice du Havre qui a eu l’idée de le peupler quand même de dizaines de croquis d’oiseaux mais tous cachés dans les plis du livre. C’est un ouvrage insolite réalisé par une belle artiste du « design graphique » à laquelle il a d’ailleurs valu plusieurs prix. Il est sorti sous un titre sonore qu’elle avait choisi : Rococo.

 

Dans ce livre, vous nuancez votre appréciation de l’attitude du Corbusier avant-guerre et sous Vichy, notamment en faisant référence à votre jeunesse gauchiste.

Nous sommes les héritiers d’époques dont on peine à comprendre les motivations. Comment un jeune peut-il aujourd’hui imaginer qu’une bonne partie de l’intelligence française ait été stalinienne, maoïste et aveugle sur les massacres de la Révolution culturelle ? Nous peinons à comprendre qu’une part de l’intelligence allemande ait été nazie. Sur Le Corbusier, je retiens mon jugement. On peut se contenter de dire : c’est un « facho », mais la moindre des choses est d’essayer de comprendre ce qui est en jeu. Même si j’écris des livres chargés d’histoire, il ne m’intéresse pas de condamner. L’architecte m’intéresse malgré certains côtés déplorables, malgré son égoïsme, sa mégalomanie, ses mensonges. Il m’intéresse dans sa complexité, tout autant que l’être idéal qui n’a jamais existé et auquel pourtant j’avais cru. En cela, je me distingue de ceux qui l’attaquent plus frontalement, qui appellent à ce qu’on débaptise les rues qui portent son nom, à ce qu’on lui règle son compte.

 

Sans transition, notre question traditionnelle : quelles sont vos villes préférées ?

Les villes du passé. D’abord celles d’un passé proche, et de mon propre passé. Et donc Paris, mais le Paris d’il y a quelques années (peut-être un certain mythe de Paris). J’aime moins la ville actuelle, celle du marketing, des patinettes et du tourisme de masse. J’aime les villes complexes du point de vue de la géographie. Ainsi Marseille, pour la présence de la mer, des montagnes et même pour la manière ogresse dont elle détruit sa campagne. J’ai beaucoup aimé les villes dans lesquelles se mêlent Orient et Occident, celles qui croulent sous le poids de l’histoire comme Istanbul ou comme Le Caire, où je ne suis pas retourné depuis fort longtemps mais dont j’ai la nostalgie. Comme tout le monde, j’ai beaucoup aimé New York, mais j’y vais très peu. Et puis, comme le narrateur d’Italo Calvino, de quelque ville que je parle, je parle de diagonale. Je l’ai appris de Coquery, mon professeur de géographie urbaine à Vincennes, qui avait fait sa thèse sur Londres. Quand on y voyageait en car avec lui, on traversait l’agglomération comme si l’on pratiquait une dissection. C’était magnifique. Lui voyait ça avec une vision historienne de la géographie. Moi je guette plutôt les paysages inattendus, j’aime que brusquement quelque chose apparaisse, un pont, une rivière, un ravin, un coin un peu dangereux, un édifice. Dans les villes, j’aime surtout le hasard et les populations de rencontre.

Propos recueillis par Antoine Loubière

Photo : François Chaslin. © John Foley

 

Entretien paru dans le n° 414 de la revue urbanisme (juillet-août-septembre 2019).

 

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