« Nous sommes passés d’un paysage “à voir” à un paysage “à vivre” »

Romaric Perrocheau est jardinier en chef de Nantes et ingénieur diplômé de l’École nationale des eaux et forêts de Nancy. Après avoir fait ses armes au service des grands projets urbains rennais, où il a notamment travaillé auprès de Jacqueline Osty et Alexandre Chemetov, il intègre l’équipe de la Ville de Nantes. Ce passionné sera d’abord directeur du Jardin des Plantes de la ville durant dix ans, avant d’être nommé en 2020 jardinier en chef de la Ville de la métropole nantaise, qui compte 500 salariés.

Nantes est une ville fortement dotée en espaces verts, quel est son historique ?

Au début du dernier mandat, la ville comptait 100 jardins, dont dix grands parcs. Aujourd’hui, nous en dénombrons 130. C’est une ville qui est très fortement dotée en jardins par rapport à la moyenne des villes françaises. Sur les 5 000 hectares de la ville, 1 200 sont des espaces verts, soit 1 ha sur 4 à Nantes qui est un espace vert.

Il faut savoir qu’au départ, beaucoup de jardins nantais étaient privés. Ils appartenaient à des armateurs qui possédaient un parc dans leur résidence secondaire, à environ 3 kilomètres du centre. La Ville, à très peu d’exceptions près, a choisi de racheter ces domaines lors de leur vente afin d’en faire des lieux publics.

Pour l’anecdote, en 1911, une partie du conseil municipal s’est opposée à l’acquisition d’un parc à l’extérieur de la ville. Or, le maire était visionnaire, et considérait qu’un jour ce parc serait aux portes de Nantes. Aujourd’hui, c’est le parc le plus huppé de la ville, situé dans l’hypercentre !

Comment s’est développée cette politique publique attentive à la présence de la nature en ville ?

Nous avons hérité d’une politique dans les années 1980 qui valorisait le « beau », plutôt que l’accessibilité par les habitants. La philosophie était encore cette maîtrise du végétal par l’homme, avec des arbres taillés en formes géométriques travaillées. Le tournant a lieu dans les années 2000, avec une attention particulière à la biodiversité, une gestion différenciée et des jardins plus naturels.

Depuis cinq à dix ans, on est passé de jardins « pour la nature » à des jardins « pour vivre ». Cela se manifeste par la création de stations gourmandes et l’aménagement de vergers, de petits squares, pour retrouver cette ambiance de campagne.

En centre-ville, les magnolias autrefois taillés en cône et les buis en boule ont été repensés. Les buis, attaqués par la pyrale, ont été supprimés, puis remplacés par de la pelouse. Les magnolias ne sont plus taillés de façon stricte. Leurs branches basses ont été coupées pour créer des zones d’ombre agréables. Des tables de pique-nique y ont été installées. Un décor figé est ainsi devenu un lieu convivial. Le public a bien accueilli ce changement. Les jardiniers, eux, ont d’abord été déstabilisés après vingt ans d’entretien géométrique. Aujourd’hui, ils y trouvent du sens et sont satisfaits. Ce type d’évolution aurait été impensable il y a quinze ans. On privilégiait alors l’esthétique parfaite plutôt que l’usage. Désormais, on accepte un rendu moins symétrique mais plus utile.

Quelles actions avez-vous mises en œuvre ?

À la suite du Covid, nous avons créé la mission « Paysages nourriciers », ce sont des potagers installés à la place de nos massifs de fleurs. Ils sont entretenus par nos jardiniers et les récoltes sont destinées aux personnes les plus défavorisées.

Ces 50 potagers solidaires sont dans la ville et visibles par le quidam. Nous ramassons environ 20 tonnes de légumes par an, pour 1 000 familles chaque année. Cette démarche solidaire est intrinsèquement liée à la santé. Nous arrivons à toucher des personnes qui sont sous tous les radars, et nous menons des actions en coopération avec les centres d’action sociale.

La pandémie de Covid a révélé le besoin vital de nature de proximité. Elle a aussi remis en question les grands déplacements et renforcé l’importance des jardins urbains. Les canicules de 2022 et 2023 ont amplifié la demande d’ombre et de fraîcheur.

Les habitants questionnent désormais l’absence d’arbres sur les places minérales. Ils expriment leur inconfort et leur attente directe auprès des responsables. Nous sommes passés d’un paysage « à voir » à un paysage « à vivre ». Depuis 2020, nous avons ainsi planté 50 000 arbres, plus que les 25 000 annoncés…

Comment avez-vous formé les jardiniers à ces nouvelles pratiques ?

En réalité, le changement n’est pas si radical pour les jardiniers. Ils ont déjà le savoir-faire : planter un arbre, entretenir des plantes. Ce qui évolue surtout, c’est l’approche : il s’agit moins d’un problème de technique que d’une nouvelle manière de regarder le vivant, comme observer l’arrivée de certaines espèces ou réaliser des inventaires de papillons.

Pour les accompagner, on a mis en place plusieurs outils. Une chargée de mission élabore avec eux des plans de gestion et les suit régulièrement sur le terrain. On a aussi conçu un livret, Coup de pousse à la nature, présenté comme un livre de recettes, avec une cinquantaine d’actions très simples : construire un abri à hérisson, installer un nichoir à guêpes sauvages, etc. Chaque fiche indique le coût, le temps et la technicité nécessaires. Chaque équipe doit en réaliser une par mois, ce qui représente 25 actions mensuelles à l’échelle de la collectivité.

À côté de ça, nous menons des projets plus ambitieux, que l’on appelle les « oasis de biodiversité ». Chaque équipe en réalise un tous les deux ans, soit une cinquantaine au total. Ce sont des aménagements plus conséquents – création d’une mare, d’une petite forêt –, qui demandent parfois du matériel lourd, mais qui restent dans leurs compétences élargies. L’essentiel du changement se joue davantage dans la manière de concevoir leur métier que dans l’acquisition de nouveaux gestes techniques.

Comment sélectionnez-vous les essences ?

La priorité est d’éviter toute monoculture et de préserver une grande diversité d’espèces, afin de réduire les risques liés aux maladies. Contrairement à d’autres villes très dépendantes d’un seul arbre comme le platane, Nantes répartit son patrimoine arboré et limite la part de ses essences dominantes. Le platane et le chêne ne représentent que 20 %.

Ensuite, les plantations sont adaptées au contexte climatique : certaines espèces, comme le bouleau, le hêtre ou les magnolias caducs, sont désormais réservées à des milieux favorables (zones humides, vallons), car elles souffrent trop de la chaleur. À l’inverse, des espèces plus résistantes, comme les arbousiers méditerranéens ou certains chênes (y compris des variétés mexicaines), sont intégrées. Cependant, aucune essence n’est considérée comme « miracle » : la stratégie repose sur la complémentarité et non sur la dépendance à une seule espèce.

Enfin, Nantes valorise ses espèces locales et patrimoniales. Le châtaignier millénaire de l’Eraudière illustre leur capacité de résilience face aux aléas climatiques. Pour renforcer cette logique, la ville cultive dans sa pépinière municipale des plants issus de semis locaux (peuplier noir, saule blanc), afin de réintroduire ces essences adaptées et de favoriser la biodiversité.

Comment facilitez l’accès à la nature pour tous les habitants ?

Nous avons changé d’approche : au lieu de mesurer la distance « à vol d’oiseau », nous utilisons les isochrones, c’est-à-dire la distance réelle à pied jusqu’à l’entrée des parcs. Cela nous a montré que certains habitants, officiellement à 500 m d’un espace vert, se trouvaient en réalité à plus d’1 km à cause des accès. Dans plusieurs cas, il a suffi de créer une nouvelle entrée (percement dans un mur, rachat d’une maison) pour rapprocher concrètement le parc de plusieurs centaines de milliers de personnes.

Dans une ville en densification, où les grands projets d’aménagement global (anciens sites militaires, friches industrielles…) se feront plus rares, il faut agir plus finement, par petites opérations. Si on ne l’anticipe pas, le remplacement progressif des maisons et jardins privés par des immeubles peut aboutir à des quartiers denses, mais sans espaces verts.

La stratégie est donc double. Il s’agit d’anticiper les mutations urbaines pour réserver des terrains et créer des accès nouveaux aux jardins existants. Il faut ensuite densifier le nombre d’espaces verts, afin que chaque nouveau quartier conserve une vraie qualité de vie.

Propos recueillis par Maider Darricau 

crédit photo : D. R. 

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