« Tant que les projets s’inscriront dans une logique de marché, ils peineront à servir les habitant(e)s »
Clément Barbier est maître de conférences à l’Université polytechnique Hauts-de-France, à Valenciennes. En 2025, il publie « En quête d’attractivité. Le renouvellement urbain par grand projet dans les métropoles de Lille et Hambourg », aux Presses universitaires de Rennes. Issu de son travail doctoral en sociologie critique, l’ouvrage propose une analyse comparative franco-allemande des processus d’attractivité et de rénovation urbaine.

Comment avez-vous choisi ces deux terrains d’étude : le projet de l’Union dans l’agglomération lilloise et l’IBA Hamburg ?
Je sortais d’un double diplôme franco-allemand au cours duquel j’avais découvert des projets liés à ce qu’on appelle en France la politique de la ville – et, en Allemagne, le « développement social des quartiers » (soziale Stadtteilentwicklung). Mon objectif était de comprendre les politiques publiques impulsées après cette première génération de dispositifs à destination des quartiers populaires.
En France comme en Allemagne, les politiques de géographie prioritaire accumulaient les constats d’échec : elles peinaient à réduire l’exclusion et à réintégrer les quartiers dits « défavorisés ». À Hambourg, l’IBA (Internationale Bauausstellung) se présentait comme une nouvelle approche à l’échelle métropolitaine, combinant promotion de l’attractivité urbaine et de la justice sociale [lire Urbanisme, n° 390, automne 2013, « Hambourg à l’heure de l’IBA », ndlr]. J’ai alors cherché un projet français porteur d’enjeux similaires et découvert la zone de l’Union, entre Roubaix, Tourcoing et Wattrelos – un territoire recoupant plusieurs quartiers historiquement intégrés à la politique de la ville et désormais ciblés par un grand projet visant à transformer une immense friche industrielle en écoquartier [lire Urbanisme, hors-série n° 68, mai 2019, « Territoires phœnix », p. 72].
Ces deux initiatives, menées dans des contextes urbains et politiques très différents, reposaient pourtant sur une même logique : reconstruire la ville sur elle-même, articuler développement social, « innovation urbaine » et marketing territorial.
Quelles ont été vos méthodes de recherche et quelle était votre interrogation initiale ?
Ma démarche était inductive, partir du terrain et construire la recherche au fil de l’enquête à partir d’une question ouverte : comment et par qui la ville est gouvernée ? J’ai privilégié les entretiens avec des acteurs intermédiaires – technicien(ne)s, urbanistes, chargé(e)s de projets – plutôt qu’avec les élu(e)s, souvent éloigné(e)s des réalités opérationnelles. En lien avec l’approche socio-historique de mon enquête, j’ai compris que ces acteurs avaient une mémoire partielle des projets : elles et ils les mettaient en œuvre sans toujours en connaître la genèse. Ainsi, les archives des organes (para-)publics locaux – services (inter-)communaux, SEM Ville Renouvelée, IBA Hamburg GmbH – ont révélé l’existence de projets alternatifs. J’ai également découvert que la friche de l’Union, par exemple, n’était pas le résultat d’une désindustrialisation spontanée. Sa production avait été amorcée depuis le milieu des années 1990 par des politiques foncières qui ont accompagné le déménagement des industries jugées obsolètes et des habitant(e)s présent(e)s au nom de la mixité sociale.
Enfin, j’ai mené une observation participante dans les deux structures, assistant aux réunions de travail internes, où la parole est bien plus libre que sur la scène publique. Ces moments m’ont permis de comprendre la tension entre la rhétorique officielle et la réalité quotidienne des professionnel(le)s de l’urbanisme et ainsi de saisir la manière dont les mêmes technicien(ne)s oscillent entre frustration, impuissance et adhésion contrainte à la communication institutionnelle.

Quartier de l’Union, ©Sem Ville Renouvelée
Je reviens sur cette analyse historique. Est-ce une omission volontaire selon vous des pouvoirs publics dans cette chronologie, dans l’histoire un peu oubliée de ce qu’étaient ces bouts de ville auparavant ?
Il ne s’agit pas ici d’un complot où de puissantes élites auraient prémédité le démantèlement de l’industrie et l’éviction des classes populaires pour reconstruire intégralement la ville. Les deux projets que j’ai étudiés comportent de nombreuses intentions louables : améliorer l’urbanité, reconstruire la ville sur elle-même et tirer certaines leçons du passé. Je les qualifie de politiques de « gentrification progressiste » pour mettre en évidence leurs contradictions internes : elles affichent des objectifs inclusifs et sociaux, mais sont conduites depuis des espaces de décision souvent opaques et peu démocratisés, où prime, en fin de compte, l’objectif de l’attraction de capitaux.
La durée des opérations, le manque de transparence des processus décisionnels et la poursuite d’une grande diversité d’objectifs qui entrent souvent en contradiction se traduisent finalement par la primauté des logiques de marchandisation de la ville sur celles du développement social local. C’est l’un des points communs les plus marqués entre Hambourg et l’Union : lorsqu’il faut arbitrer entre une infrastructure bénéfique aux habitant(e)s déjà là et une opportunité commerciale – qu’il s’agisse d’attirer un promoteur ou d’implanter une entreprise comme Kipsta – les projets s’alignent sur les intérêts dominants. Quitte à réduire de huit hectares un parc initialement prévu afin de faire place à des terrains de sport, la priorité est donnée aux acteurs les mieux dotés et les plus disposés à s’inscrire dans le jeu économique de la production urbaine.

Quartier de l’IBA à Hambourg ©IBA
Avez-vous observé un calendrier politique influencé par des logiques électorales ?
Étonnamment, non. Dans ces deux cas, la lenteur et la complexité des projets empêchent les élu(e)s d’en tirer un bénéfice électoral. Le processus s’étale sur des décennies, avec plusieurs changements d’équipes municipales de sorte que le personnel politique hérite de décisions déjà prises et qu’il s’appuie sur des technicien(ne)s dont la longévité au sein des institutions est beaucoup plus grande. Ces dernier(ère)s, souvent déconnecté(e)s du débat public, participent d’une autre forme de verrouillage démocratique.
Cela étant dit, le problème n’est pas de choisir entre gouvernance électoraliste ou technocratique, mais de renforcer la transparence et l’ouverture des espaces où s’arbitre ce que la ville doit devenir. Cela touche également au vieux conflit entre logique marchande et intérêt collectif : tant que les projets s’inscriront dans une logique de marché, ils peineront à servir les habitant(e)s.
Les politiques de rénovation urbaine ont émergé avec un décalage d’une vingtaine d’années entre la France et l’Allemagne. Comment l’expliquer ?
Le décalage ne tient pas tant aux pratiques de démolition-reconstruction, présentes dans les deux pays dès les années 1960, qu’à la conception même de la politique de la ville. En France, elle apparaît à la fin des années 1970 avec le programme Habitat vie sociale, puis avec le développement social des quartiers ; en Allemagne, il faut attendre le début des années 1990 pour que soient impulsés les premiers dispositifs intersectoriels ciblant les quartiers, avec Brême et Hambourg comme pionnières. Cette temporalité s’explique par le fait que l’urbanisme allemand est resté longtemps davantage centré sur la rénovation du bâti à l’échelle de l’îlot, de la résidence ou de l’unité de logement et moins sur le zonage social à l’échelle du quartier.
Ces politiques rencontrent, dès leurs origines, de fortes contestations : la destruction de quartiers populaires, décidée d’en haut, génère de puissantes mobilisations. À Roubaix comme à Paris, certains collectifs, tels ceux du quartier de l’Alma-Gare [lire Urbanisme, n° 412, janv.-mars 2019, « Histoire de l’Alma-Gare », p. 38], parviennent à construire des alternatives participatives et même autogestionnaires. Mais une partie de ces militant(e)s intégreront ensuite les institutions en charge des politiques urbaines qu’elles et ils critiquaient autrefois – créant une distance croissante avec les autres habitant(e)s. Ce processus de professionnalisation explique en partie le contraste entre les résistances des années 1960 et le consensus autour des grandes démolitions des années 2000, facilité par la dépolitisation générale de l’action publique locale et l’affaiblissement des associations de locataires.

Chaufferie tossée, zone de l’Union © SEM Ville Renouvelée
Observez-vous une uniformisation des politiques urbaines qui paradoxalement freine le développement de ces quartiers ?
Oui, surtout dans le discours. On retrouve, d’une métropole à l’autre, les mêmes mantras : attractivité, durabilité, inclusion, innovation. Mais cette homogénéisation rhétorique masque des pratiques variées. Le véritable point commun est l’incapacité des politiques de renouvellement urbain à valoriser l’existant et à prendre en compte les habitant(e)s, le tissu économique et la mémoire des lieux. C’est un travers ancien de la fabrique urbaine, exacerbé par la logique de métropolisation de projets dont le rayonnement se veut international. L’uniformisation à l’œuvre concerne donc la mise en scène d’une action publique performative plutôt que la manière réelle de produire la ville.
C’est ce que vous appelez la rénovation par grand projet ?
Exactement. Ces projets métropolitains débordent volontairement les échelles locales. À Hambourg, l’IBA englobe plusieurs arrondissements de l’île de Wilhelmsburg ; à Lille, la ZAC de l’Union traverse trois communes. Ce redécoupage n’est pas neutre : il consacre la métropole comme nouvel acteur légitime et contourne les niveaux décisionnels inférieurs.
Dans ce contexte, le discours sur l’attractivité vise à transformer les problèmes en potentiels, dans une logique de rayonnement. Mais cette « métropolisation du développement des quartiers » prolonge aussi des décisions industrielles et politiques anciennes : en voulant réparer les effets de la désindustrialisation, on reproduit parfois les dynamiques qui l’ont engendrée. Dès les années 1950, les politiques publiques ont favorisé les fusions, rationalisations et externalisations industrielles, souvent au détriment de l’emploi local. Le renouvellement urbain poursuit, à sa manière, ce mouvement : il substitue une économie productive par une économie immobilière et tertiaire. Or le paradoxe est que ces politiques ne parviennent pas toujours à redévelopper les espaces qu’elles ont participé à désindustrialiser.
Quels sont les principaux écueils – et peut-être aussi les effets positifs – de ces logiques d’attractivité et de grands projets ?
Mon analyse s’inscrit dans une sociologie critique, donc plus sensible aux angles morts et aux contradictions qu’aux réussites. Pour autant, mon objectif était justement d’étudier des projets ambigus qui ne soient pas purement spéculatifs, mais animés de réelles ambitions sociales. Il s’est avéré que leur principal écueil tient à leur inefficacité : les métropoles dépensent des sommes considérables pour « attirer » habitants et investisseurs sans réel impact mesurable. Les mobilités d’entreprises, de capitaux ou de ménages répondent à des logiques de proximité ou de liens familiaux et non à la communication urbaine.
Ces politiques peuvent même nuire à ceux qu’elles prétendent servir : elles consomment des ressources publiques considérables pour une visibilité internationale illusoire. Si les projets menés au nom de l’attractivité ont une utilité, c’est d’abord pour l’économie de l’immobilier, mais aussi pour les élu(e)s et les chargé(e)s de projets qui, à travers eux, manifestent leur volonté de transformer la ville et font cohabiter des objectifs contradictoires. Le mot d’ordre de l’attractivité est flexible, il est employé pour justifier tout et son contraire.
Est-ce comparable au marketing territorial, finalement peu efficace ?
Oui, les politiques d’attractivité sont dans une forme d’auto-alimentation : leurs acteurs se concurrencent en produisant des images, des récits sur la qualité supposée des territoires qui sont sans lien avec les choix de localisation des habitant(e)s et des entreprises. Le modèle (micro-)économique qui fonde cette logique – celui du consommateur rationnel choisissant son territoire – est déconnecté de toute réalité. Les mobilités dépendent des attaches sociales et culturelles, pas des brochures promotionnelles.
Hambourg illustre pourtant un « succès » apparent : l’IBA a coïncidé avec une conjoncture favorable aux investissements immobiliers et est ainsi parvenue à transformer durablement l’image et une partie du peuplement de l’île de Wilhelmsburg. Mais ce succès a aussi accéléré la spéculation et fait flamber les prix, au détriment des habitant(e)s les plus modestes. Le projet de l’Union, lui, a produit une vaste friche en attendant des investisseurs hypothétiques, laissant à l’abandon la zone pendant près d’une quinzaine d’années. Même lorsque cela « marche », c’est souvent au prix d’une marchandisation accrue et d’une perte de la valeur d’usage des lieux.

Quartier de l’IBA à Hambourg ©IBA
Enfin, quels sont les grands apports de votre recherche ?
Mes conclusions s’articulent autour de quatre apports principaux sur le plan scientifique. Une relecture critique des thèses consacrées à la gouvernance urbaine : malgré les discours d’ouverture et de concertation depuis les années 1980, la prise de décision demeure très fermée, centralisée et peu démocratique. Ensuite, la mise en lumière de la complexité des rationalités politiques. Ces projets ne sont pas le fruit d’une stratégie unifiée et intentionnelle qu’auraient élaborée les élites urbaines : ils mêlent héritages institutionnels, choix contraints et logiques contradictoires. Puis, l’interprétation des discours sur l’attractivité comme constituant un « mythe d’action publique » ayant une certaine valeur opératoire. Déconnecté de la réalité, il sert néanmoins à maintenir la cohésion interne des projets, à concilier des objectifs divergents, et à légitimer l’action publique. Enfin, la démonstration de la pertinence de la comparaison internationale : croiser deux cas situés à Lille et Hambourg, deux métropoles à trajectoires dissemblables, permet d’identifier des constantes générales de la fabrique urbaine contemporaine.
Comment analysez-vous ce « mythe de l’attractivité » en 2025 ?
En 2025, le « mythe de l’attractivité » demeure omniprésent : grandes métropoles et petites villes se pensent toutes en compétition, à l’échelle nationale et bien souvent mondiale. Or, les travaux empiriques en sociologie et en géographie économiques montrent que les mobilités de personnes et d’entreprises sont en grande partie hors de portée des pouvoirs locaux. La persistance des politiques d’attractivité témoigne moins de leur efficacité que d’une inertie institutionnelle : elles continuent à drainer des fonds publics vers l’ingénierie du développement territorial et la spéculation immobilière plutôt qu’à répondre aux besoins sociaux.
Le véritable enjeu est désormais politique : redonner aux citoyen(ne)s la capacité de questionner ces choix, nourrir le débat public d’une recherche basée sur des enquêtes de terrain approfondies et faire de l’usage, plutôt que de la quête de profit, le moteur des politiques urbaines.
Propos recueillis par Maider Darricau

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