« L’hôpital est un acteur d’aménagement du territoire »
Accès aux soins, rôle des élus, place de l’hôpital, coopération territoriale… Autant de thèmes qu’explorent Émilie Berard, directrice d’hôpital et déléguée régionale de la Fédération hospitalière de France (FHF) en Occitanie, et Emmanuel Vigneron, géographe de la santé et professeur émérite des universités. Ensemble, ils montrent en quoi le regard spatial et territorial éclaire – et contribue à réduire – les inégalités de santé.
En quoi le regard spatial et territorial permet-il de mieux comprendre les inégalités de santé ?
Émilie Bérard : Fondamentalement, la question de l’accès aux soins est une question territoriale. Nous nous focalisons souvent sur le nombre de médecins disponibles ou sur la part de la population sans médecin traitant. Or, le problème est moins quantitatif que spatial : c’est celui de la répartition des professionnels de santé – pas seulement les médecins – et de leur adéquation aux besoins locaux. Penser en termes de territoire, c’est-à-dire de besoins des gens qui y habitent, permet de dépasser une approche en valeur absolue.
Il faut aussi interroger les compétences des collectivités territoriales. Si l’urbanisme, par exemple, s’est longtemps désintéressé de la santé, c’est parce que les élus considéraient que ce n’était pas de leur ressort. Pourtant, si l’on ne croise pas santé et compétences locales, nous ratons un enjeu essentiel. Ce qui change aujourd’hui, avec la raréfaction de l’offre de soins, c’est que les élus se sentent investis directement du traitement de cette question. Traditionnellement, ils se considéraient en marge du soin, cantonnés aux déterminants environnementaux de la santé. Aujourd’hui, la question de l’accès aux soins est au cœur des préoccupations des citoyens.
Emmanuel Vigneron : Je ne suis pas certain que ce soit uniquement lié à la volonté des élus. Pendant longtemps, c’est surtout le ministère de la Santé qui a considéré que ces questions n’étaient pas de leur niveau. Historiquement, à partir du XIXe siècle, l’État a dû faire face à des urgences sanitaires, souvent liées aux grandes épidémies. Pour y répondre, il fallait des mesures coercitives, d’où la légitimité accordée à une gestion centralisée plutôt qu’aux élus locaux. Aujourd’hui, la santé a bien changé. Les maladies aiguës demeurent, mais beaucoup se sont effacées ; les maladies chroniques et dégénératives occupent le devant de la scène. On ne sait pas forcément les guérir, mais on sait vivre avec. C’est au plus près du malade et avec lui qu’elles doivent être traitées et accompagnées.
Finalement, je pense que tout le monde y trouvait son compte : l’État gérait la santé à travers des lois coercitives – vaccination, organisation hospitalière – et, jusqu’à récemment, par des administrations très centralisées. Les élus, eux, pouvaient rester en retrait, car tout passait par le préfet. Mais avec la création des agences régionales de santé (ARS) en 2009, et une certaine ouverture à la concertation, les responsabilités locales se sont affirmées. Aujourd’hui, élus, acteurs de la santé et usagers doivent composer ensemble.
On peut dire que les collectivités sont responsables de l’« environnement de santé » : cadre de vie, urbanisme, mobilités, aménagements – autant de facteurs qui produisent de la santé…
E. V. : C’est d’ailleurs le vieux mot d’ordre de l’OMS : « La santé, c’est l’affaire de tous. » Pas seulement des ministres, ni des parlementaires rédigeant des rapports. Nous ne réglerons pas la question de la démocratie médicale en décrétant qu’il y aura un médecin par village, d’autant que ce n’est ni réaliste ni souhaitable. L’essentiel est ailleurs pour les collectivités : comprendre que l’aménagement, la mobilité ou encore un trottoir accessible relèvent déjà de la santé publique.
É. B. : Nous nous focalisons parfois trop sur l’accès aux soins, alors que les déterminants de santé sont tout aussi essentiels. Je prends souvent l’image de l’iceberg : les soins visibles ne représentent que 20 %, alors que 80 % des facteurs de santé relèvent de l’environnement, la mobilité, l’éducation…, donc des compétences territoriales. Si nous mettons tout notre argent sur les 20 % visibles, nous manquons l’essentiel. Les besoins invisibles finiront par s’exprimer, et ils nous échapperont.
Jusqu’où les collectivités peuvent-elles agir concrètement sur l’organisation de la santé et son articulation avec l’aménagement du territoire ?
É. B. : Elles disposent d’une marge de manœuvre, notamment sur l’offre de soins. Celle-ci recouvre deux volets : d’une part, le premier recours – qu’on appelle souvent, à tort, la médecine de ville – et, d’autre part, le plateau technique et les soins spécialisés dans des établissements sanitaires – hôpital public ou clinique. En théorie, les collectivités n’ont pas de compétences directes sur ces aspects, mais elles s’en emparent de plus en plus, notamment sur la question du premier volet qui regroupe les soins de premier recours. À l’échelle régionale, l’exemple de la Région Occitanie est parlant : elle a investi massivement dans des centres de santé, afin de redynamiser l’offre de soins dans les zones déficitaires.
Beaucoup de collectivités développent des centres de santé, mais elles agissent aussi sur deux autres leviers : la formation et l’attractivité territoriale. Les régions, par exemple, sont compé- tentes en matière de formation des soignants. En Occitanie, des financements permettent de cofinancer des postes spécialisés d’assistants universitaires de territoires avec l’université et le CHU, favorisant ainsi une meilleure irrigation du territoire et un renforcement de leur attractivité. Le financement de la formation des infirmières et des aides-soignants est également crucial. Sur l’attractivité justement, nous voyons fleurir des dispositifs d’accueil : subventions, logements, guichets uniques d’installation. C’est notamment le cas de l’Aveyron ou de la Lozère – départements souvent touchés par la désertification médicale.
Propos recueillis par Lucas Boudier
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Couverture : Mathieu Persan
Crédits photos : D.R.





