Jean-Louis Subileau : « Si ça s’était passé comme ça, l’arche n’aurait jamais été construite »
À l’occasion de la sortie, le 5 novembre, de L’Inconnu de la Grande Arche, film de Stéphane Demoustier, nous avons rencontré Jean-Louis Subileau, directeur de la mission des grands projets de l’État de 1982 à 1985, directeur général de Tête-Défense et maître d’ouvrage de la Grande Arche de 1986 à 1991. Pour Urbanisme, il décrypte le vrai du faux et nous replonge dans cette folle époque de grands projets.

Comment avez-vous appris qu’un film se préparait sur l’histoire de Johan Otto von Spreckelsen (1929−1987), l’architecte danois qui a conçu l’arche de La Défense, adapté du roman La Grande Arche, de Laurence Cossé ?
Je l’ai appris incidemment, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition sur Paul Andreu à la Cité de l’architecture et du patrimoine. J’y assistais, car j’aime beaucoup Paul ; nous avons entretenu une grande complicité [l’architecte, connu pour ses aéroports, a épaulé Spreckelsen, ndlr]. J’y ai croisé Laurence Cossé qui m’a parlé du projet de film, et glissé que quelqu’un jouerait mon rôle. J’ai ensuite appris que le réalisateur, Stéphane Demoustier, cherchait à me contacter. Mais c’était déjà assez tard dans le processus de production. Demoustier est venu me voir, je lui ai donné quelques photos de l’Arche en cours de construction et il m’a envoyé son script. J’ai trouvé qu’il était bien construit, que les dialogues étaient vifs, et que la focalisation sur Spreckelsen donnait de l’intensité. Nous avons échangé ensuite par e‑mail, et je l’ai mis en garde contre un biais qui voudrait que les grands projets, ce soient la monarchie, la gabegie, le prince entouré de grouillots. Or, c’est parfois ce que le film reflète. Si ça s’était vraiment passé comme ça, l’Arche n’aurait jamais été construite.
Dans le film, l’Arche doit accueillir le « Cicom », le Centre international de la communication. En quoi consistait ce projet, qui nous apparaît un peu nébuleux aujourd’hui ?
Vous allez trop vite. La Tête-Défense, c’est toute une histoire… En 1976, Giscard avait demandé qu’on arrête de construire à La Défense des tours se voyant depuis la rue de Rivoli. Le dernier projet, celui de Jean Willerval, était de hauteur limitée et fermait la perspective. En février 1981, Robert Lion a publié dans Le Monde un article intitulé « Sam’suffit à La Défense », où il fustige le manque d’ambition de l’époque et appelle à une création architecturale audacieuse. Quand Mitterrand est élu président, son Premier ministre, Pierre Mauroy, prend Robert Lion comme directeur de cabinet. Il va se voir confier le site de la Tête-Défense. De mon côté, j’étais directeur adjoint de l’Apur [Atelier parisien d’urbanisme] et j’avais beaucoup travaillé sur la localisation de grands projets en fonction du schéma directeur de Paris, notamment pour mettre en valeur l’axe de la Seine : ministère des Finances à Bercy, Opéra Bastille, Institut du monde arabe, Grand-Louvre, musée d’Orsay et l’Axe majeur. Il y avait aussi un projet d’Exposition universelle à Paris. Pour suivre ses grands projets, Mitterrand avait instauré un « groupe des Quatre » dont faisaient partie Robert Lion, Jack Lang [ministre de la Culture], Roger Quilliot [ministre du Logement chargé de l’Urbanisme] et Paul Guimard [écrivain et chargé de mission auprès de Mitterrand]. J’ai, pour ma part, en 1982, monté près d’Yves Dauge la mission des grands projets de l’État pour les coordonner.

Jean-Louis Subileau
En 1983, le tournant de la rigueur nous a rattrapés. Le budget total des grands projets était alors fixé à 15 milliards de francs et, contrairement à ce que montre le film, nous suivions les finances de près. Avec Robert Lion et Gilbert Trigano, nous avons recommandé à Mitterrand de renoncer à l’exposition universelle au profit des grands projets, avec en ligne de mire l’échéance du bicentenaire de la Révolution française, en 1989. L’opération Tête-Défense a vu l’investissement de l’État limité à 870 millions de francs, avec l’idée d’aller chercher des capitaux privés pour atteindre un budget estimé à 2 milliards. On savait donc, dès le départ, que nous vendrions des bureaux. Mais Alain Juppé ira plus loin, comme le montre le film [il demande une ouverture à l’entreprise privée et la vente du toit de l’Arche].
Dans notre programme, il y avait cet objet : le Carrefour international de la communication. Un peu inspiré de Beaubourg, il s’agissait d’un équipement nouveau ouvert sur le siècle à venir, qui serait celui de la communication. Le ministère de l’Urbanisme et du Logement devait aussi s’installer dans le projet. Pour résumer, la patte sud de l’Arche était pour le ministère, la patte nord pour le privé, le toit, le socle et trois étages supérieurs du « cube », ainsi que les « collines », pour le Cicom. Le montage du projet était donc complexe. Il reposait sur l’économie mixte, et la Caisse des Dépôts y a joué un rôle très important. Le résultat de tout cela est que l’Arche a été vendue en « lots de volumes » et est une copropriété. C’est le seul des grands projets de l’État dans ce cas. Spreckelsen a beaucoup cru dans le Cicom, même si son programme était instable, et il a été affligé de sa disparition. Il était moins à l’aise avec les bureaux : 40 000 m2 pour chaque paroi, en Vefa [vente en l’état futur d’achèvement], ce n’est pas rien, même à La Défense. En 1986, il dénoncerait le « big business ». Admiré par le président Mitterrand, comme le film le montre bien, il était obsédé par la réalisation de son « cube ».
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Lire la suite de cet article dans le numéro 446 « Territoires du soin » en version papier ou en version numérique

Couverture : Mathieu Persan
Crédits photos : Thomas Bartel, Jean-Louis Subileau
Notes :
1/ Gallimard, 2016 ; coll. « Folio », 2017.
2/ « Le CIC devait, en effet, promouvoir l’ensemble des techniques de pointe utilisées dans l’informatique, l’audiovisuel et l’édition, et jouer à la fois le rôle de vitrine de ces technologies, de centre des affaires, et de lieu d’apprentissage » (extrait d’un article du Monde, 24 avril 1986).





