Pierre Veltz : « Cette déconnexion entre lien et lieu a profondément transformé notre rapport à l’espace »
Pierre Veltz est ingénieur, économiste et sociologue. Aux éditions du Seuil, il fait paraître Après la ville, et propose une lecture pragmatique et internationale d’un monde entré dans une ère d’urbanisation généralisée.
Pourquoi avez-vous intitulé votre ouvrage Après la ville ? Quelles en étaient les motivations ?
Parce que c’est un joli titre, un peu mystérieux d’ailleurs. Plus sérieusement, l’un des postulats du livre est de dire que la distinction traditionnelle entre l’urbain et le rural – même la distinction économique qui divise encore l’ONU ou l’Insee, est de moins en moins pertinente. Il y a à la fois une interpénétration et une convergence, notamment dans les modes de vie. Le critère de densité, qui reste essentiel dans les statistiques, a certes encore du sens, mais beaucoup de gens dans les campagnes vivent aujourd’hui à peu près de la même manière que dans les villes. L’autre raison de ce titre est que l’on voit bien que la vision linéaire de l’évolution de l’urbanisation – comme le montre le livre De Jéricho à Mexico [Paul Bairoch, Gallimard, 1985, ndlr] – est dépassée. On assiste désormais à l’émergence de supervilles, de clusters urbains, comme en Chine avec la région de la rivière des Perles qui compte plus de soixante millions d’habitants, soit presque la population de la France. Cette transformation reflète une nouvelle manière de penser l’espace, où les frontières entre ville et campagne se dissolvent progressivement.
En effet, ces villes chinoises sont vertigineuses, et interrogent directement la définition même de la « ville ». Quelles sont ses limites ?
Oui, c’est exactement ça. On a, quelque part, un vrai problème de vocabulaire. On parle de mégalopoles, de mégapoles, de métapoles, mais tout cela reste insuffisant pour décrire cette forme nouvelle de territoire, ce continuum presque indéfini. Je reprends souvent la thèse de « l’urbain généralisé », mais même ce terme reste inscrit dans la référence à la ville. Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est d’une autre manière d’habiter la planète. On le voit très bien dans nos propres pays : les vastes nappes périurbaines ne sont ni vraiment la ville ni vraiment la campagne, c’est autre chose. Le mot « périurbain » n’est pas très heureux d’ailleurs, car il se définit toujours par rapport à la ville, alors que ces espaces forment désormais un monde en soi.
L’Europe est-elle un continent entièrement urbanisé ?
Oui, c’est une thèse que beaucoup défendent, notamment le géographe Jacques Lévy. On peut dire qu’urbaniser, ce n’est plus au sens traditionnel du terme, mais qu’en un certain sens, la France est désormais urbaine à 100 %. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de ruralité – on la retrouve encore sur les marchés du Sud-Ouest, le dimanche, par exemple. Mais c’est une ruralité transformée, qui garde un lien avec le passé tout en étant profondément différente. C’est une ruralité habitée par des gens venus d’horizons variés, travaillant dans des bureaux, dans le numérique, des activités qui n’ont plus rien de strictement rural. Et cela pose une question politique aussi : on devrait sans doute arrêter de concevoir les territoires de manière aussi rigide. En France, on a longtemps multiplié les politiques selon les catégories – métropole, ville moyenne, petite ville, etc. Philippe Estèbe disait en plaisantant : « Quand aura-t-on une politique pour les hameaux ? »Ce qu’il faut plutôt, c’est apprendre à penser ces espaces dans leur continuité, comme un ensemble fluide, un véritable continuum de modes de vie. Aujourd’hui, on habite des espaces hybrides.
Comment Internet a‑t-il transformé notre rapport au monde et à la proximité ?
J’ai grandi dans un monde où les distances comptaient encore, où notre horizon se limitait à quelques kilomètres, on vivait à l’échelle de la marche ou du vélo. Quand on habitait une petite ville, aller à Strasbourg, par exemple, c’était déjà « aller loin ». Et puis, en arrivant à Paris à 18 ans, j’ai découvert un autre rapport à l’espace, mais sans les connexions qu’on connaît aujourd’hui. À l’époque, on connaissait ses voisins, pas forcément des gens à l’autre bout du pays. Aujourd’hui, c’est l’inverse : on connaît ses contacts, son réseau, mais plus forcément les gens tout près.
Autrefois, quand on donnait son adresse, on situait littéralement sa place dans le monde, dans une sorte de « poupée russe » d’espaces imbriqués. Aujourd’hui, on donne son numéro de portable et on peut être joint n’importe où. Cette déconnexion entre lien et lieu a profondément transformé notre rapport à l’espace. Même notre manière de nous déplacer en témoigne : avec les GPS, on se laisse guider sans toujours savoir où l’on est réellement. Aujourd’hui, le vrai bouleversement, c’est la crise de la notion même de centre et de périphérie. Autrefois, la proximité géographique structurait ces rapports. Aujourd’hui, les périphéries ne sont plus nécessairement des réservoirs de ressources, mais parfois des espaces de charge. Internet, en abolissant la distance, a rendu notre rapport au monde à la fois plus vaste et plus fragmenté.
Si la ville n’est pas anti-écologique comme on a tendance à le croire, elle est source d’inégalités, notamment foncières, vous le démontrez dans cet essai. Peut-on concilier durabilité et égalité ?
Quand je dis que les villes ne sont pas antiécologiques par nature, c’est parce que la question est plus complexe qu’il n’y paraît. En réalité, beaucoup d’écologistes plaident même pour la densité urbaine : c’est elle qui permet d’économiser les ressources. On a parfois l’impression que les villes consomment énormément, mais si l’on rapporte la quantité de béton ou de bitume à l’habitant, certaines grandes villes sont en fait moins gourmandes en ressources que des petites villes comme Auxerre. Cela peut sembler contre-intuitif, mais c’est pourtant le cas. Le fait de rassembler les populations n’est donc pas, en soi, antiécologique. Le véritable problème ne vient pas des villes elles-mêmes, mais de notre mode de vie. Les villes amplifient souvent les aspects les moins durables de ce mode de vie. En Chine, par exemple, le passage de la campagne à la ville transforme des habitants autosuffisants – qui utilisaient du bois – en consommateurs d’énergie commerciale. Ils gagnent en confort et en pouvoir d’achat, mais leur empreinte écologique s’alourdit. Et pourtant, globalement, on habite la planète, qu’on soit en ville ou à la campagne.
Il faut distinguer plusieurs choses : l’empreinte écologique, qui ne se réduit pas à l’empreinte carbone, et celle-ci est très fortement liée au niveau de revenu. On observe, par exemple, que l’empreinte carbone des Parisiens, y compris ceux qui se veulent écolos, est souvent plus élevée que celle des habitants de banlieue, même s’ils utilisent moins la voiture. Des études ont montré que, sur une semaine, le Parisien à vélo émet évidemment moins qu’un habitant d’un lotissement en grande couronne contraint de prendre sa voiture. Mais si l’on regarde sur l’ensemble de l’année, week-ends compris, et qu’on ajoute les émissions « non territoriales » – c’est-à-dire celles liées aux biens consommés, mais produits ailleurs, souvent à l’étranger –, alors l’empreinte totale du Parisien dépasse celle du banlieusard. Cela montre que la lutte contre les inégalités est aussi une manière d’agir dans le sens de la durabilité.
En revanche, les inégalités, elles, sont intimement liées à la ville. Les villes concentrent les richesses, mais elles concentrent aussi les écarts. Par le jeu de la valeur foncière, elles deviennent des « machines à fabriquer des inégalités ». La rareté des espaces crée une compétition : les plus aisés font monter les prix, et les jeunes actifs, même bien rémunérés, peinent à se loger, à Paris notamment. C’est l’un des effets les plus marquants de la concentration urbaine : elle accélère et rend visibles les fractures sociales.
Le foncier est pourtant un bien rare, et paradoxalement le seul bien rare qui n’est pas régulé. Ce n’est pas une question nouvelle. Dans le passé, de nombreux économistes et responsables politiques s’y sont intéressés. Le fait de gagner de l’argent simplement en possédant du sol, c’est de la rente, et c’est problématique. Des économistes libéraux eux-mêmes, comme Milton Friedman, affirmaient que le seul impôt véritablement juste serait celui sur la rente foncière. À gauche, Edgar Pisani, par exemple, proposait une municipalisation progressive du foncier, pour que la collectivité puisse reprendre la main. Ce serait une manière plus juste et plus durable d’organiser la ville. Sur la fiscalité foncière, on a des établissements publics fonciers, par exemple, qui achètent du foncier, mais ce n’est pas du tout à l’échelle de ce qu’il faudrait, car cela demande des moyens.
Quelle est la conclusion de votre ouvrage ?
L’Europe, et plus largement le territoire européen, possède tout de même des atouts extraordinaires. Aujourd’hui, nous sommes pris dans une compétition économique et technologique mondiale – avec la Chine et la Russie d’un côté, les États-Unis de l’autre. Beaucoup de gens en ont assez de ce modèle de rivalité permanente. Et je crois que le discours dominant, celui d’une Europe qui se penserait seulement comme l’imitation des États-Unis ou de la Chine, n’est pas franchement enthousiasmant.
Ce qui me frappe, c’est qu’en France, on a souvent du mal à affirmer nos propres valeurs et qu’on se définit trop souvent en référence aux autres, notamment à la Chine ou aux États-Unis. Nous manquons d’images positives d’un futur écologique, à part peut-être autour de l’agriculture, avec des voix comme celle de Sébastien Marot. Mais personnellement, je trouve que ce n’est pas suffisant, car la vie ne se limite pas à l’agriculture. Il faut aussi repenser l’industrie, souvent perçue avec méfiance. Pourtant, une industrie écologique est possible, et on devrait imaginer des manières nouvelles, créatives d’habiter le territoire, de produire et de vivre, en intégrant aussi les sciences et les technologies. Ce qui me frappe chez la génération Z [jeunes né(e)s entre 1997 et 2010] c’est une certaine technophobie : la technologie est souvent vue comme négative. Mais rejeter la technique, c’est en fait renoncer à une part importante de notre avenir, accepter la catastrophe climatique et environnementale. Je crois que la technique a un rôle majeur à jouer, notamment à travers les énergies renouvelables, domaine dans lequel il faut vraiment aller plus loin, sans réserve. Souvent, on oppose sobriété et solutions techniques, mais la sobriété seule ne suffit pas, et la technique sans sobriété ne fonctionne pas non plus. Il faudra donc conjuguer les deux pour réussir la transition écologique.
Ni l’un ni l’autre ne représentent des modèles enviables. Les États-Unis ont certes une puissance économique et technologique impressionnante, mais c’est aussi un pays où l’espérance de vie recule et où la mortalité infantile augmente. Quant à la Chine, c’est un pays où la surveillance est omniprésente, où chaque citoyen est noté en permanence au nom de la sécurité.
L’Europe doit, à mon sens, inventer sa propre voie. Cela ne veut pas dire renoncer à la technologie ni à l’industrie, mais trouver une manière plus humaine, plus équilibrée, d’habiter le monde. Et je crois qu’au fond, cette façon de vivre, cette qualité du rapport au territoire, c’est quelque chose que le reste du monde nous envie encore. Les gens viennent en Europe pour cela : une certaine manière d’habiter, de vivre ensemble, qui reste singulière.
Je terminerai sur un texte que j’ai trouvé assez étonnant, signé par le philosophe George Steiner [The Idea of Europa, Nexus Institute, 2004]. Il y évoque deux choses qu’on ne trouve véritablement qu’en Europe. D’abord, les cafés – les vrais, pas les chaînes standardisées comme Starbucks –, ces lieux de vie et de pensée, les cafés littéraires de Pessoa à Lisbonne, de Babel à Odessa. Ensuite, il rappelle que l’Europe est le seul continent qu’on peut encore parcourir à pied : un espace traversé de chemins humanisés, vivants, porteurs de mémoire et de culture. Ce patrimoine, cette manière d’habiter le monde, je crois que c’est une belle façon de conclure.
Propos recueillis par Maider Darricau
Crédit photo : Dahmane
Abonnez vous à la revue urbanisme ! Formule intégrale ou 100% numérique






