« C’est en créant des ponts entre différents univers que l’on construit un véritable quartier »
En janvier 2024, Priscilla Ananian a été nommée vice-rectrice associée à la Relance du Quartier latin de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), un poste unique en son genre. Inspirée par le réseau des villes apprenantes de l’Unesco, elle vise à redynamiser ce secteur emblématique du centre-ville. De passage en France pour présenter son projet à l’Unesco, elle nous éclaire sur les enjeux du quartier.

Comment s’est construit votre parcours, marqué par une forte dimension internationale ?
Je suis architecte-urbaniste de formation et professeure en études urbaines à l’UQAM. J’ai exercé comme architecte au Brésil, enseigné là-bas, puis effectué un doctorat en Belgique et un postdoctorat en France. J’ai travaillé sur la production résidentielle à Bruxelles et sur l’intégration de l’économie de la connaissance dans cette région. Depuis mon arrivée au Québec en 2012, je m’intéresse à la cohabitation des usages urbains, notamment à Montréal avec le cas du Vieux-Montréal, où cohabitent tourisme et vie résidentielle. Aujourd’hui, dans le Quartier latin, je promeus une planification collaborative fédérant toutes les parties prenantes afin d’élaborer et mettre en œuvre un plan d’action opérationnel.
Quelle est l’histoire de ce quartier ?
Le Quartier latin est central, au croisement de plusieurs axes de transport autour de la station Berri-UQAM. Il est distinct du Vieux-Montréal, plus au sud. Le fleuve Saint-Laurent, élément paysager majeur, a longtemps été isolé par le tissu industriel à l’est de la métropole, mais on cherche à recréer ce lien. L’université y est au cœur, entourée par le Quartier des spectacles, le Village gai, et le Plateau, quartier prisé notamment par les Français. Fondée il y a cinquante-six ans, l’UQAM a succédé à un quartier marqué par plusieurs incendies, dont celui détruisant l’église Saint-Jacques, dont on conserve aujourd’hui le clocher intégré au campus moderniste. Montréal se caractérise par son réseau souterrain qui protège du froid long et rigoureux, mais cela limite la vie de surface. Relancer ce quartier passe donc par la redynamisation des espaces extérieurs et le rétablissement d’une échelle humaine qui évite la coupure entre campus et quartier.

Toits du quartier Latin, crédit : D. R.
En quoi consiste le plan de relance ?
Mon mandat de vice-rectrice associée s’étale sur cinq ans, avec des actions immédiates et un plan directeur de campus sur vingt ans. Pour la première fois, un plan d’aménagement urbain complète le plan immobilier. On adopte un changement de paradigme : on part de l’extérieur – la rue ou le quartier – pour repenser ensuite l’aménagement intérieur et la distribution des espaces dans les bâtiments. Par exemple, il faut éviter la transformation de certaines rues en zones dominées par les bureaux, pour préserver leur vitalité.
Le quartier est faiblement doté en espaces verts, comment y remédier ?
Il existe peu d’espaces verts accessibles au public, sauf quelques lieux dont l’un des plus intéressants est la place Pasteur, en face du clocher Saint-Jacques. En partenariat avec la Ville de Montréal et le programme Accès Jardin, nous avons pu verdir cet espace, en refaire le pavage et le rendre très convivial pour la détente.
C’est aussi un quartier de logements ; comment combiner ces deux fonctions ?
Le quartier est dense avec les habitations Jeanne-Mance, logements sociaux construits dans les années 1960. Leur population a vieilli et la relance vise à attirer de nouvelles familles. Nous cherchons à renforcer les liens entre ces résidents et l’université, en relançant des programmes de mentorat pour l’aide aux devoirs, par exemple. La présence importante de personnes en situation d’itinérance crée des réticences, ce qui justifie la création de mon poste pour une relance inclusive.
Le commerce est un sujet cardinal du plan de relance, pourquoi ?
Plusieurs pavillons de l’UQAM ont des rez-de-chaussée fermés, ce qui nuit à la vitalité urbaine. Notre objectif est de rouvrir ces rez-de-chaussée et d’y intégrer commerces et espaces de vie étudiante, tout en rendant visibles les services universitaires vers l’extérieur. Cette stratégie accompagne les travaux majeurs de réfection des infrastructures sous la dalle du métro, qui auront un impact sur l’accessibilité commerciale. Nous expérimentons parallèlement l’urbanisme tactique avec des projets-pilotes, comme le parcours Arborescence, pour activer les espaces même en chantier.
Comment travaillez-vous cet urbanisme tactique ?
Nous expérimentons tout en apprenant collectivement. Des étudiantes en design évènementiel ont conçu une intervention pour retisser les racines sociales et culturelles du quartier, en collaboration avec une coopérative de design et des étudiants en médiation culturelle. Plus de 130 activités à échelle humaine ont été organisées, notamment des kiosques présentant des archives historiques, favorisant une expérience d’apprentissage et de rencontre avec le quartier. Ce programme a été réalisé en partenariat avec la Bibliothèque et Archives nationales du Québec et la Société de développement commercial du Quartier latin, qui regroupe les commerçants du secteur.

Le parcours Arborescences, expérimentation d’urbanisme tactique qui vise à ce que les individus s’approprient le quartier, crédit : D.R.
Ce premier projet d’urbanisme tactique a‑t-il été fécond ?
Oui, même si la fréquentation varie selon les saisons. Nous devons mieux anticiper les publics, et souhaitons attirer écoles, centres de loisirs et personnes âgées, souvent freinées par la mobilité et l’insécurité. L’enjeu est de créer un public structuré, qui trouve sa place dans la vie du Quartier latin.
L’insécurité est un thème récurrent lorsqu’on évoque le Quartier latin. Comment le climat s’est-il dégradé ?
C’est un enjeu majeur. C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’on a commencé à parler de la relance du centre-ville de Montréal. Je ne sais pas si, en France, le phénomène a été aussi marqué, mais la pandémie a profondément transformé la réalité urbaine ici. L’itinérance est devenue beaucoup plus visible. Le centre-ville s’était vidé : les gens étaient en télétravail, les étudiants avaient quitté leurs logements pour retourner chez leurs parents, parfois même hors de Montréal. Ils ne vivaient plus en colocation, ils faisaient simplement l’aller-retour en métro. Cette désertion a eu un effet direct : la présence des personnes en situation d’itinérance est devenue évidente, au grand jour.
À cela s’est ajouté un autre facteur, peut-être moins connu en Europe : la crise du fentanyl, un opioïde extrêmement puissant. Elle a exacerbé la détresse et les comportements violents. On ne parle donc pas seulement d’itinérance, mais aussi d’addictions et de graves problèmes de santé mentale. Cela explique pourquoi l’un des volets centraux de notre démarche est social. Cet été, les trois étudiantes qui ont participé à la démarche apprenante étaient particulièrement sensibles à cette dimension de cohabitation sociale. Leur approche était d’éviter toute forme d’architecture « répulsive ». L’idée n’était surtout pas de gentrifier l’espace ou d’exclure, mais de créer des lieux inclusifs, ouverts à tous.
Ainsi, les structures qu’elles ont conçues étaient accueillantes : au lieu d’ajouter des barrières ou des pics, elles ont imaginé des sangles et des hamacs. La nuit, certains sans-abri y dormaient. On voyait qu’ils se sentaient en sécurité – ils dormaient vraiment profondément. Puis, le matin, quand les activités reprenaient et que les passants arrivaient, ils se levaient tranquillement, rangeaient leurs affaires, et s’éloignaient un peu.
Ce qui est très intéressant, c’est que plusieurs d’entre eux sont ensuite devenus des participants réguliers aux activités culturelles que nous proposions. Les médiateurs culturels nous ont même raconté que des relations s’étaient créées : les animateurs connaissaient les prénoms de certains sans-abri, et ceux-ci connaissaient les leurs.
Ce n’était pas planifié, c’est simplement arrivé naturellement. Et c’est précisément ce genre d’interactions qui, à mes yeux, donne tout son sens à ce projet. Cela montre qu’on peut, par de petits gestes d’inclusion, recréer des liens de solidarité au cœur même du centre-ville.
Vous recréez donc vraiment des connexions sociales durables ?
Exactement. Le Quartier apprenant consiste à créer des connexions entre habitants, étudiants, chercheurs et acteurs culturels via une démarche d’urbanisme transitoire et de médiation culturelle. C’est une première au Canada, et nous en sommes très fiers : le Quartier latin de Montréal est le premier quartier apprenant du pays à être soutenu par la Commission canadienne pour l’Unesco. C’est une reconnaissance importante, surtout parce que nous expérimentons ici un modèle différent de revitalisation urbaine – une manière plus humaine et collaborative de relancer un centre-ville. Et nous espérons que notre expérience pourra inspirer d’autres quartiers, à Montréal comme ailleurs.
Le plan d’action global dépasse le seul cadre du Quartier apprenant. Par exemple, la refonte du plan directeur du campus fait partie intégrante de notre travail. Elle contribuera à créer des lieux plus conviviaux, mieux adaptés à la rencontre et à la cohabitation des usages.
Mais l’essence même du Quartier apprenant, c’est la mise en relation. C’est le fait de connecter des acteurs qui, jusqu’ici, travaillaient chacun de leur côté ; ensemble, ils peuvent concevoir et produire des activités communes, offertes au bénéfice du public. C’est en créant ces ponts entre nos différents univers que l’on construit, pas à pas, un véritable quartier qui apprend de lui-même et de ceux qui le vivent.
Comment expliquez-vous le concept de quartier apprenant à ceux qui ne connaissent pas ?
Ce n’est ni un label ni un slogan, mais une philosophie d’action, une posture et une démarche. Le quartier apprenant renforce l’identité historique du Quartier latin, né par les étudiants en 1895, par la mise en relation d’acteurs divers : bibliothèque, commerçants, chercheurs, associations qui collaborent pour des savoirs partagés. Ce modèle met l’université en facilitateur, ouvrant ses activités culturelles au public du quartier. Nous développons un parcours permanent reliant les institutions, avec panneaux et dispositifs pour faire redécouvrir la mémoire du lieu.

Le campus de l’UQAM, au coeur du quartier Latin, crédit : D. R.
Quel est l’objectif final du projet avec l’Unesco ?
Nous menons un projet pilote de trois ans, espérant que l’Unesco crée un sous-réseau officiel de quartiers apprenants. L’idée serait de reconnaître officiellement des quartiers portés par des universités, qui mènent ce type de démarches locales d’apprentissage et de coconstruction. Si nous parvenons à formaliser ce modèle, cela ouvrirait des perspectives très riches. Nous pourrions croiser les bonnes pratiques entre différents contextes urbains et même imaginer des échanges ou des résidences.
Y a‑t-il eu des mobilisations citoyennes contre le projet ?
Non, mais l’adhésion reste encore discrète. Le quartier est multiculturel avec 75 nationalités, et beaucoup ne parlent ni français ni anglais. Nous voulons renforcer la participation via l’école de langues et des activités multilingues. La création d’une Maison du Quartier latin sera un lieu ouvert de dialogue entre l’université, les résidents et les acteurs locaux.
Quel rôle la recherche-action joue-t-elle dans ce projet ?
Elle est centrale. Nous ouvrons un bureau de projet de la Relance du Quartier latin, prototype de la Maison du Quartier latin, pour favoriser échanges et collaborations concrètes. Par exemple, un restaurateur peut rencontrer des étudiants en design pour créer ensemble un projet. Ce modèle repose sur l’expérimentation, le droit à l’erreur et la coconstruction, incarnant le service public universitaire avec le soutien du Service aux collectivités, un pont historique entre université et société civile. Nous élargissons ce modèle au secteur culturel et économique, une approche unique au Canada et innovante aussi en France.
Propos recueillis par Maider Darricau
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