Urbanisme et géopolitique : L’avantage urbain européen
Alors que l’Europe peine à formuler un récit commun face aux nouveaux empires politiques et numériques, Jean Haëntjens défend l’idée que son atout stratégique le plus sous-estimé réside dans ses villes. Creusets historiques de civilisation, modèles d’échelle humaine et laboratoires avancés de la transition écologique, les villes européennes incarnent un « avantage urbain » décisif. À condition que l’Union sache enfin le reconnaître, le protéger et l’amplifier.
L’Europe est en panne de récit. Agressée ou menacée par les nouveaux empires – politiques et numériques – elle se cherche un destin. Forts de ce constat, plusieurs analystes reconnus de la scène géopolitique – comme Hubert Védrine, Giuliano da Empoli ou Peter Sloterdijk [1] – ont expliqué qu’elle gagnerait à s’affirmer plus clairement comme un ensemble civilisationnel cohérent. Un ensemble qui ne se définirait pas seulement par son attachement à la démocratie mais aussi par son ambition écologique, par son rayonnement culturel, par son modèle social et par son art de vivre au quotidien [2]. En somme, un modèle de société en capacité de faire poids à celui de « la civilisation écologique » proposé par la Chine ou à celui de «la civilisation numérique » proposé par les géants du Net.
Le « continent des villes »
Dans la mise en œuvre d’un tel projet, les villes s’imposent comme des pièces maîtresses, et pour plusieurs raisons, qui sont à la fois culturelles, écologiques, sociétales et politiques.
Les villes sont, depuis toujours, les creusets et les vitrines des civilisations. Les villes européennes figurent régulièrement en tête des classements des villes les plus agréables à vivre. Si l’Europe accueille aujourd’hui 40% du tourisme mondial, c’est en grand partie à cause de l’attractivité de ses cités ; attractivité qui doit autant à leur modus vivendi (convivialité, rapports à l’espace, à la nature, aux libertés…) qu’à leur patrimoine. Comme le rappelait Bernard Reichen dans un article consacré aux villes européennes, l’Europe est vue, par les habitants d’autres parties du monde comme le « continent des villes ».[3] Cadres de nombreuses œuvres de fiction, elles constituent, pour notre continent, un formidable outil de soft power.
De leur organisation dépendent, dans les pays développés, près des deux tiers des émissions de gaz à effet de serre, si l’on ajoute aux émissions directes des postes bâtiments et transports, celles qui sont induites par la production des infrastructures et des véhicules. Les villes européennes sont déjà deux fois moins émettrices de GES que les villes nord-américaines. Certaines, comme Copenhague ou Göteborg, promettent d’être neutres en carbone dès 2025 ou 2030.
Une autre qualité particulière des villes européennes est leur « échelle humaine ». Ces villes de taille intermédiaire (à l’exception de Paris et de Londres), proches les unes des autres, et reliées entre elles par un réseau ferré à grande vitesse, offrent un compromis idéal entre trois exigences peu faciles à concilier : le rayonnement international, le confort résidentiel et l’accessibilité sociale. Il faut rappeler que, dans de nombreux pays (Chine, Inde, Nigeria, Égypte, Mexique, Brésil…), la croissance incontrôlée de mégapoles de plusieurs dizaines de millions d’habitants pose des problèmes écologiques, sociaux et sanitaires difficilement soutenables. Et ceux-ci ne feront que s’aggraver avec la dégradation du climat.
Dans les villes européennes, la conception et la gestion des espaces publics reste un modèle inégalé. Ces espaces peuvent accueillir plus d’une cinquantaine d’ « objets urbains » (des terrasses de café aux boites à livres en passant par les vélos en libre-service) qui sont autant de signaux civilisationnels [4].

Terrasse à Stockholm, crédit : J. H.
Ces espaces constituent un atout majeur dans la compétition, désormais ouverte, entre les espaces réels et les espaces virtuels. Partout dans le monde, les « géants du Net » et leurs filiales cherchent à coloniser les principales fonctions urbaines : transports, logements, commerces…[5] Les villes européennes se défendent plutôt mieux qu’ailleurs. Plusieurs d’entre elles ont réussi à « recadrer » des entreprises comme Uber, Airbnb, Waze ou Lyme, mais l’histoire n’est pas finie.
La confrontation entre les villes réelles et les plateformes n’est pas seulement économique, elle est aussi civilisationnelle. Elle oppose deux conceptions radicalement différentes de la société souhaitable : modes de vie, relations sociales, rapports à la nature…
Cette confrontation est également politique : la ville européenne s’est construite sur le principe d’un relatif équilibre des pouvoirs – équilibre magnifiquement incarné par ces « grand’places » où se faisaient face, par monuments interposés, les principales autorités politiques, économiques et religieuses. Dans le monde virtuel, façonné par l’idéologie libertarienne, il n’y a pas d’équilibre des pouvoirs. C’est « le premier qui prend tout ».
Comment affirmer un « avantage urbain européen » ?
Les Européens, et leurs représentants politiques, sont insuffisamment conscients de l’atout géopolitique que représente leur avantage urbain. Une « Charte de Leipzig sur la ville européenne durable » a bien été signée en 2007 par les dirigeants de l’Union mais elle est restée un document d’intentions. Dans les faits, l’UE est restée en appui, et donc en retrait, des politiques nationales en matière d’urbanisme. Elle n’a pas pu proposer, et encore moins imposer, une vision cohérente du système urbain européen souhaitable.
Pour affirmer leur avantage urbain, et rendre leurs villes plus soutenables, les Européens disposent encore de nombreuses marges de progression qui ont été abondamment décrites dans la revue Urbanisme : décarboner les transports, végétaliser les espaces publics, aménager les périphéries, limiter l’étalement… Sur tous ces registres, les villes européennes ont accumulé un nombre impressionnant de savoir-faire et d’expérimentations.

Bilbao, crédit : J. H.
L’une des priorités pour les prochaines décennies sera d’achever le maillage du réseau urbain européen par des liaisons ferrées rapides, maillage qui est encore très incomplet (en 2019, il avait fallu 32 heures à Greta Thurnberg pour se rendre en train de Stockholm à Davos).
Les Européens devront aussi chercher à protéger leurs villes de la financiarisation et de la spéculation immobilière. Pour les élites économiques du monde entier, les villes européennes constituent à la fois des lieux de résidence désirables et des placements financiers attractifs. Des quartiers entiers de Londres, ou d’autres capitales, ont déjà été acquis par des fonds souverains. Fidèles aux principes de la « libre circulation des capitaux », peu de pays européens ont cherché à freiner l’acquisition de leur patrimoine immobilier par des capitaux étrangers. En 2019, Berlin a ainsi été confrontée à l’achat de plusieurs milliers de logements par le groupe financier Blackrock, qui a aussitôt « revalorisé » les loyers. L’exemple à suivre est sans doute celui de pays comme Singapour ou la Nouvelle Zélande qui, bien que libéraux, ont limité drastiquement l’acquisition de leur parc immobilier par des non-résidents.
En fait, la plupart des identifiants revendiqués par les Européens pour définir leur civilisation – la démocratie, l’économie de marché, les protections sociales, la culture scientifique, la civilité – se sont affirmés dans les villes, entre le 12e et le 18e siècle.
De nombreux signaux indiquent que c’est à partir de ces mêmes creusets, et à cette même échelle, que s’inventeront les codes et les pratiques qui permettront de faire fonctionner une société écologique respectueuse des libertés. Aux principes d’égalité et de liberté, qui ont fondé la démocratie, s’en ajouteront d’autres, que l’on voit déjà s’affirmer dans les politiques urbaines: résilience, autonomie, modération, échelle humaine, responsabilité, convivialité adaptabilité, continuité, culture du métier… Théorisés dans les années 1970 par les pionniers de l’écologie politique – comme Bertrand de Jouvenel, Ivan Illich ou Murray Bookchin – ils sont devenus (ou redevenus) les marqueurs de l’urbanisme européen.
Jean Haëntjens
Notes :
Jean Haëntjens est économiste, urbaniste et prospectiviste.
[1] Peter Sloterdijk, L’invention de l’Europe par les langues et la Culture, cours au collège de France, printemps 2024
[2] Jean Haëntjens, Vers une civilisation écologique européenne, un projet politique à construire , in Futuribles no 469, novembre 2025.
[3] Bernard Reichen, Trois clefs pour réinventer la ville européenne, in Futuribles, n° 354, juillet-août 2009. Ce numéro de la revue est entièrement consacré aux villes européennes.
[4] Isabelle Baraud Serfaty, Trottoirs, Apogée, 2023
[5] Jean Haëntjens, Les Villes face aux géants de la tech, Paris : Rue de l’Échiquier, 2025.





