Carnet de voyage – [Épisode 1] Añelo, vestige de l’instant

Au cœur de la Patagonie argentine, une ville logistique façonnée par l’extraction éphémère devient le miroir de nos contradictions.

Le soleil se couche et embrase le plateau aride d’Añelo. Dans la pénombre orangée du désert patagonien, les flammes des torchères pétrolières dansent à l’horizon. Leurs lueurs effleurent les alignements de préfabriqués où logent les ouvriers de Vaca Muerta, « la vache morte », funeste nom de l’un des plus vastes gisements de pétrole et de gaz de schiste au monde. En contre-bas, dans la vallée, subsistent les vergers et fermes clairsemées de l’ancien Añelo, celui d’avant la ruée vers les hydrocarbures. Les habitants parlent d’« en haut » et d’« en bas » pour distinguer la ville nouvelle, surgie de la steppe, du bourg d’antan blotti près du fleuve qui porte le même nom que la province, Neuquén.

Entre ces deux mondes, je m’arrête un instant. Je regarde la poussière rouge, soulevée par le ballet incessant des camions, retomber en fines pellicules sur chaque chose – comme pour signifier la frénésie et le désordre qui ont saisi cette bourgade oubliée. Mon voyage débute ici : à Añelo, brusquement devenu le point focal d’un eldorado énergétique, engagé dans une métamorphose aussi spectaculaire que chaotique. Vestige programmé malgré lui, la ville ne semble subsister que pour une industrie fugace, prise dans l’étau de l’omnipotence privée, de l’impuissance publique et des tentatives fragiles – mais tenaces – de régulation internationale.

Bien que les sources divergent, les contrastes démographiques donnent le vertige. Le village de 500 âmes du début des années 2000 compterait aujourd’hui plus de 18 000 habitants, et jusqu’à 90 000 personnes y transiteraient chaque jour. Partout, des hôtels, casinos, lotissements de maisons standardisées et conteneurs aménagés ont surgi pour profiter de la manne des hydrocarbures. Faute de planification, l’urbanisation s’est improvisée. Les investisseurs privés bâtissent à leur guise et profitent du flou réglementaire pour façonner la ville selon leurs intérêts. Ici, une zone industrielle grignote les abords résidentiels, et là, de vastes terrains vagues attendent une hypothétique infrastructure qui promet d’améliorer le trafic à Vaca Muerta.

Crédit : C. M. 

À 24 ans et diplômé urbaniste de Sciences-Po Paris, Clément Maucourt a troqué le confort d’un CDI pour un sac à dos et une année de tour du monde. À travers les continents, il recontre celles et ceux qui pratiquent l’urbanisme et livre, au fil de chroniques sensibles, un récit incarné des villes telles qu’elles se vivent, se construisent et se rêvent aux quatre coins du monde.

Añelo a bien un plan directeur 2030, conçu en 2014 avec YPF – la compagnie pétrolière nationale – et la Banque interaméricaine de développement. La promesse d’une ville neuve de 30 000 habitants, toute équipée. Mais à sept ans de l’échéance, nombre de promesses sont restées lettre morte. Les lotissements publics, livrés à la hâte, n’ont produit qu’une centaine de maisons souvent mal finies. Plus de 700 familles vivent déjà sur le haut plateau, dans des quartiers sommaires sans gaz, sans égouts et parfois sans électricité. Ironie navrante : l’eau qui alimente les puits de fracturation traverse la ville sans jamais arriver jusqu’aux robinets de ses habitants. En arpentant ces allées de fortune tracées au cordeau, je croise des enfants. Ils attendent, sous l’œil indifférent de chiens errants. Devant nous, les pick-up blancs floqués du fier logo de leur compagnie soulèvent à chaque passage un souffle chargé de terre qui retombe sur leurs jouets, oubliés. Ici, on ne joue plus vraiment. Nous regardons au loin un vaste complexe de tôle, ceint d’un haut grillage et dominé par un réservoir d’eau, où de longues bandes métalliques en rez-de-chaussée alignent portes et fenêtres identiques. Ce sont ici les cellules étroites qui servent de chambres aux employés. Brut. Nu. Hostile.

Au café de la station-service, je retrouve Valeria, Maria et Emiliano, d’anciens consultants pour ONU-Habitat, qui avaient appuyé en 2023 plusieurs municipalités de la province de Neuquén face aux défis urbains de Vaca Muerta. « Beaucoup de familles accourent des quatre coins de l’Argentine pensant trouver ici une opportunité en or, alors que ni la ville ni les entreprises ne peuvent tous les accueillir », déplore Valeria. On estime que quatre familles arrivent à Añelo chaque semaine. Le coût de la vie s’est envolé, alimenté par la spéculation foncière et l’afflux de cash. « Les revenus du pétrole existent. Mais ils n’atteignent pas nécessairement ceux qui en ont le plus besoin », avertit Maria. Ici, dans la capitale du gaz argentin, des centaines de foyers se chauffent encore au bois ou avec des bonbonnes de butane. Les loyers, hors de portée, chassent les plus précaires vers des campements informels. « On construit toujours plus, mais pas pour tout le monde, seulement pour ceux qui peuvent se le permettre », confie Valeria. À l’eau courante rare, aux cliniques débordées et aux écoles trop petites, Emiliano répond : « La corruption est un problème majeur », et Maria complète : « Beaucoup de gens réclament des logements, des terrains et des infrastructures. Mais la ville n’absorbe pas bien cette demande. » Qui décide alors de l’avenir de la ville, lorsque l’autorité publique est tant marginalisée ?

« Situées dans la ville haute d’Añelo, ces barres de 100 mètres de long accueillent les ouvriers des forages. Loués par les compagnies pétrolières, ces dortoirs standardisés sont dépourvus d’espaces verts et leur accès est strictement contrôlé. Autonomes en énergie, car déconnectées des réseaux urbains, ces opérations se multiplient et traduisent une urbanisation fonctionnelle, marquée par l’austérité de leur environnement. » crédit : C. M.

À Añelo, le fossé se creuse entre ceux qui trouvent à s’embaucher et ceux qui attendent des jours meilleurs. « La durabilité ne doit pas être perçue comme un luxe, mais comme une nécessité quotidienne », martèle Emiliano. Avec leurs ateliers participatifs et leurs marches exploratoires, lui et ses collègues ont sillonné pendant neuf mois les petites villes affectées par Vaca Muerta, de Plaza Huincul à Rincón de los Sauces. En fixant des limites naturelles pour freiner l’étalement, ou en transformant une demande de terrain de foot en espace multisport inclusif, ils ont esquissé des outils simples pour aider les municipalités dépassées à se reprendre en main. Pourtant, à Añelo, l’ampleur de la tâche rend l’entreprise vertigineuse. Comment instaurer une gouvernance locale solide lorsque chaque décision se négocie dans l’urgence, entre acteurs aux agendas toujours divergents ? « Que sera votre ville dans vingt ans, lorsque le pétrole sera épuisé ? Que ferez-vous ce jour-là ? », demande souvent Emiliano aux élus. Mais dans ce boomtown [ville en plein essor, ndlr], l’instant règne et beaucoup préfèrent détourner le regard. Le sous-sol n’est pas éternel, mais après tout, pourquoi gâcher l’embellie d’aujourd’hui pour un futur incertain ?

Au fil de mon exploration, une image s’impose : Añelo incarne les paradoxes de la « malédiction des ressources ». Une richesse colossale extraite, mais peu de retombées durables pour la population. Une croissance fulgurante, mais un vide réglementaire qui laisse le champ libre aux intérêts privés. Une effervescence de projets, mais une gestion publique à bout de souffle, en manque de moyens. Ici, l’urbanisme n’est ni un jeu de formes, ni une élaboration savante dans le confort des bureaux : c’est une lutte quotidienne pour canaliser les forces en présence et éviter que la ville ne se défasse aussitôt qu’elle s’est construite. « L’avenir se décide aujourd’hui : nous pouvons créer la pire ville, ou la meilleure », conclut ce soir Valeria, le regard perdu vers les lumières tremblotantes des forages lointains. J’aperçois une opportunité. Et si ce boom n’était pas une fatalité, mais l’occasion rare de penser la ville autrement, dans ses fraîches racines, avant qu’elle ne se fige dans le désordre ?

Il est minuit passé. Sur la route principale déserte, l’ultime camion soulève derrière lui un nuage de poussière rouge. En s’évanouissant, il découvre un instant le ciel austral. La clarté y est infinie. Au milieu des étoiles, je me sens minuscule. Et Añelo, elle, vacille entre la promesse et l’abandon. C’est peut-être dans cette démesure que surgit, en creux, une vérité plus essentielle. Que restera-t-il après nous, sinon des paysages scarifiés, des rêves contractés à crédit et des familles logées à la marge pour servir une prospérité qui n’aura enrichi que quelques-uns ? La trace que nous dessinons sur Terre me semble celle d’un passage bref, bruyant et vorace. Peut-être déjà effacé. Sinon effaçable. Car ce n’est pas qu’une ville que l’on bâtit dans l’urgence d’un besoin : c’est l’empreinte d’un temps qui édifie avec gra- vité ce qu’il s’empressera bientôt de désavouer. À contempler l’éphémère de l’activité ici, c’est notre propre condition qui se révèle : celle d’un être de l’instant, responsable de ce qu’il crée et de ce qu’il détruit. L’extractivisme n’est peut-être qu’un miroir tendu à notre époque, et je me demande si, un jour, nous sau- rons y lire autre chose que notre propre reflet.

Clément Maucourt

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