Itinéraire d’une expertise française du paysage

Des allées de Versailles aux friches urbaines, le regard du paysagiste français a changé. Désormais médiateur du vivant, il ne trace plus seulement des lignes : il compose avec le lieu, le temps, les usages. Une posture qui intrigue hors des frontières, mais dont l’exportation reste complexe, et fragile dans ses équilibres.

Du « jardin à la française » – rigueur des tracés, domination de l’homme sur la nature – à la poésie des parcs urbains, la manière d’élaborer le paysage en France s’est forgée au fil des siècles, et s’est transformée en profondeur. On est passé d’un art de la maîtrise à une pratique de l’attention. « Il y a une vraie sensibilité artistique, une finesse du trait et une attention au projet dans son ensemble, enrichie d’une conscience écologique de plus en plus forte, démarre Mathieu Gontier, paysagiste concepteur et cofondateur de l’agence Wagon Landscaping. En France, on réfléchit beaucoup à la manière d’articuler projet et dynamiques du vivant, cycles naturels, sols en place. Cette manière d’aborder le paysage s’exporte. » Fondée en 2010, l’agence, qui cultive cette démarche philosophique, a travaillé à l’international dès ses débuts, d’abord en Russie, avant de mener des projets en Europe.

Des lignes de Le Nôtre aux failles urbaines

« L’histoire du paysagisme français a commencé par un geste fondateur : domestiquer la nature, lâche Henri Bava, président de la FFP (Fédération française des architectes paysagistes) et cofondateur de l’agence TER. Versailles en est l’incarnation. Le jardin pensé par Le Nôtre, c’est le triomphe de l’ordre humain sur le désordre du vivant. Une démonstration de pouvoir et de maîtrise. »

Unpacked Garden – jardin d’enrobé – King’s Lynn, Angleterre.

Mais, déjà, dans cette composition millimétrée, s’exprime un regard singulier sur le territoire, une manière de composer avec l’horizon, de mettre en scène la relation entre architecture et géographie. Ce savoir-faire, fondé sur une culture du dessin, s’est rapidement diffusé au-delà des frontières. « Avant même la Seconde Guerre mondiale, des paysagistes américains comme Frederick Law Olmsted, concepteur de Central Park à New York, s’inspirent du modèle français. Le style s’exporte, se transforme, devient méthode. » Et pose les bases d’une profession encore émergente, structurée notamment par la création de la Section du paysage et de l’art des jardins (SPAJ) à Versailles, en 1945. Mais c’est dans les années 1960, puis 1970, que le paysagisme français opère son tournant. Le territoire se transforme brutalement : étalement urbain, développement d’infrastructures, généralisation de la voiture… Il faut repenser l’espace. « Le paysage n’est plus un simple tableau, un décor pittoresque: il devient l’image d’une société dans son territoire, analyse Jean-Marc L’Anton, vice-président de l’APCE (Annuaire des paysagistes-conseils de l’État). Une matière à penser. » Une anecdote circule dans le milieu : à l’époque, de Gaulle survolant la région parisienne en hélicoptère aux côtés du préfet Paul Delouvrier aurait lancé en découvrant le chaos urbain : « Il faudrait me mettre de l’ordre dans ce bazar ! » Ce désordre appelle des réponses. Et fait émerger une nouvelle génération de professionnels capables de lire, d’interpréter, d’accompagner les mutations du territoire. « La ville devient un terrain d’expérimentation », affirme Henri Bava. Comment intervenir sur les friches, les grands ensembles, les banlieues en transformation? Comment réintroduire du sens dans des espaces éclatés ? « Au fil du temps, on ne parle plus seulement de “parcs et jardins”. Le projet de paysage devient une manière de “recoudre” la ville, de créer des continuités là où il n’y a que des ruptures. On compose avec les limites, avec l’existant. Le paysage cesse d’être ornemental : il devient structurel, porteur d’un projet global, quelle que soit l’échelle, de la rue-jardin à la grande infrastructure. Cette capacité à lire un site, à relier les éléments, à faire du projet un récit de territoire, constitue peut‑être ce qui fait la singularité du paysagisme à la française. On passe d’une esthétique de l’entretien à une écologie de l’attention. »

Yves Deloison

Lire la suite de cet article dans le numéro 444 « Un urbanisme français ? » en version papier ou en version numérique

Couverture : Juliette Nicot / Photo : Yann Monel/Wagon Landscaping

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