Quartier de l’étang, un air de France à Genève

Entouré par des villes françaises, historiquement marqué par une décennie de domination napoléonienne et aujourd’hui animé par de nombreux flux transfrontaliers, le canton de Genève entretient une relation étroite avec la France qui teinte son identité culturelle et, occasionnellement, urbaine.

À Vernier, le quartier de l’Étang reproduit des caractéristiques qui ne manqueront pas d’évoquer, pour qui connaît les ZAC (zones d’aménagement concerté) françaises, un air de déjà-vu. Vu de Suisse, le quartier a pu surprendre par sa rapidité d’exécution, sa densité verticale, mais aussi l’expressivité de son architecture qui tranche avec un mode de production local, lequel serait a priori plus sobre et mesuré. Difficile de ne pas saisir dans le pro fil des porteurs de projet un indice du « saut de frontière » que représente le quartier de l’Étang. À commencer par l’opérateur privé, Urban Project, alors soutenu financièrement par le milliardaire français Claude Berda, mais également par l’architecte Dominique Perrault, chargé de concevoir le master-plan. Mais plus que l’expression d’un geste architectural associé à l’agence française, ce quartier, décrit dans la presse genevoise comme un « mini-Manhattan » ou « quartier supersonique (1) », révèle par contraste les lignes de divergence entre les cultures urbaines suisse romande et française.

Un grand projet en accéléré

À quelques kilomètres du centre-ville de Genève, le quartier de l’Étang s’apparente à première vue à une enclave urbaine, un quartier immédiatement pris entre des voies ferrées, une autoroute et un habitat de type périurbain, constitué de maisons individuelles et d’un grand ensemble moderne. À l’échelle de la ville, il s’insère dans un tissu bâti tout aussi hétérogène, issu d’un développement fragmenté et progressif, qui échappe au schéma d’une croissance centrée autour d’un noyau historique. Ce processus d’urbanisation, par ajouts successifs, prend appui dès la première moitié du XXe siècle sur l’essor économique de Vernier stimulé par la desserte ferroviaire Lyon-Genève et l’implantation d’activités industrielles. Cette dynamique devient aussi démographique à partir des années 1960, avec la construction des premiers grands ensembles, auxquels viendront s’ajouter, jusqu’à aujourd’hui, des pièces urbaines distinctes. L’isolat urbain que pourrait alors suggérer le quartier de l’Étang s’inscrit, en réalité, dans une logique d’ensemble: un maillage de quartiers autonomes et interconnectés – une organisation assumée et articulée par la municipalité.

C’est dans ce contexte résilient, sur un ancien site industriel de près de 11 hectares acquis au début des années 2000 par Urban Project, que se dessine, au tournant des années 2010, l’une des plus vastes opérations privées de Suisse, avec plus de 250 000 m² de surface livrée dans un délai exceptionnellement court. Une performance qui n’a pas manqué de trouver un écho, tant du côté des professionnels de l’immobilier que parmi la population genevoise : entre l’adoption du plan localisé de quartier (PLQ, instrument réglementaire qui encadre les conditions de construction d’un périmètre donné (2)) et l’inauguration officielle du quartier en 2023, seules sept années se sont écoulées. À titre de comparaison, dans la commune voisine de Meyrin, le quartier des Vergers, dont la surface bâtie est inférieure d’environ 20 %, aura nécessité près de douze ans pour passer de l’approbation du PLQ à sa livraison (3). La réalisation rapide du quartier de l’Étang tient à une combinaison de facteurs, à commencer par la centralisation du projet entre les mains d’un opérateur unique, Urban Project, ainsi que par le soutien des autorités publiques dans un contexte de forte tension sur le logement. Une autre explication réside dans la chaîne de production même : le niveau de détail atteint par le master-plan, peu courant à Genève, a posé les bases d’un PLQ rapidement opérationnel, permettant d’enchaîner les phases de conception et de construction. Sur le terrain, quatre entreprises totales [l’entreprise totale se charge, en plus de l’exécution de l’ouvrage, des travaux de planification et de projet, ndlr] et cinq agences d’architecture sont intervenues quasi simultanément, toutes coordonnées de manière étroite par l’aménageur privé.

Quartier de l’Étang, vue depuis la route de Meyrin, axe structurant du canton, partant du centre-ville de Genève vers l ’aéroport. À gauche de la photo, le complexe hôtelier et commercial du quartier. 

Densifier, autrement

Si la rapidité d’exécution du quartier de l’Étang a attiré l’attention, c’est surtout sa densité bâtie qui a pu susciter quelques interrogations. À Genève, comme dans de nombreuses grandes villes françaises, la question de la densification constitue un enjeu majeur, en raison de l’attractivité du territoire et des contraintes d’un périmètre exigu, enclavé entre les frontières françaises. En témoignent les débats qui ont entouré la votation « Stopper le mitage » de 2019, plaidant pour une urbanisation vers l’intérieur, ainsi que les controverses récurrentes autour de la densification des « zones villas (4) ». Pour autant, lorsqu’on parle de densité à Genève, canton qui abrite pourtant la ville la plus dense de Suisse, l’échelle de comparaison avec la France reste toute relative: on y a jusqu’à récemment construit moins haut, moins proche, moins dense. Mais, aussi, moins mixte. Au quartier de l’Étang, il y a d’abord la densité en chiffres, un indice d’utilisation des sols qui s’élève à près de 3, là où il avoisine les 2 à 2,5 dans le centre-ville de Genève. Mais il y a également la densité ressentie, celle apportée par la structure même du quartier. Le masterplan, plus qu’une simple définition des gabarits et des usages, a posé les bases d’un découpage fonctionnel, tout en portant une vision d’ensemble affirmée et réalisée : celle d’un morceau de ville hors la ville, autonome, presque suffisant. En proue du site, un imposant complexe commercial et hôtelier reflète depuis la route l’image d’un centre actif. Il s’articule avec des bâtiments à vocation tertiaire en tête et en fond de parcelle, qui accueillent aujourd’hui des sièges d’entreprise, ainsi que deux services de la Ville de Vernier. L’ensemble contribue au déploiement d’une densité par l’activité: 2500 emplois pour 870 logements, bien au-delà du plafond souhaité par le canton. Là, où de nombreux quartiers récents se sont contentés d’un supermarché et de quelques locaux commerciaux, ici, le surdéveloppement des activités renforce le gigantisme du projet et son financement. C’est du côté des logements que la densité devient une réalité vécue, en contraste avec ce que l’on observe ailleurs sur le territoire genevois. Largement inspirée des îlots ouverts tels que construits en France, la partie résidentielle du quartier s’organise en quatre sous-secteurs répartis et modulés selon le type de logement proposé (5): copropriété, location à loyers contrôlés, ou logements sociaux. Malgré quelques variations, tous les immeubles déclinent un même langage architectural: un socle continu sur lequel s’élèvent des volumes autonomes, alternant pleins et vides et accentuant à la fois la massivité des bases et la verticalité des constructions. En plus de leur hauteur, atteignant jusqu’à dix étages, ces émergences génèrent des situations de vis‑à-vis marquées, en décalage avec les pratiques actuelles suisses qui tendent soit à les atténuer, soit à les qualifier et/ou les investir, comme dans les coopératives de logement. À cela s’ajoute une gestion quelque peu abrupte des rez-de-chaussée, où des habitations s’ouvrent sans transition sur l’espace public et participent à la sensation d’un quartier surdéveloppé.

Marion Cruz

Lire la suite de cet article dans le numéro 444 « Un urbanisme français ? » en version papier ou en version numérique

Couverture : Juliette Nicot

Notes

1/ Sami Zaïbi, « Au cœur de l’écoquartier de l’Étang, le “mini-Manhattan genevois” », Le Temps, mars 2023 ; Éric Lecoultre, « L’Étang, le quartier supersonique », Le Courrier, juillet 2014.

2/ Les outils de planification urbaine, et surtout leur dénomination, peuvent varier selon chaque canton. À Genève, le plan localisé de quartier (PLQ) est un instrument juridiquement contraignant qui détermine les conditions de constructibilité d’un périmètre donné – volumétrie, affectation, emprise, voiries, servitudes ou cessions – et constitue la référence à partir de laquelle les autorisations de construire peuvent être accordées.

3/ Le quartier des Vergers, à Meyrin (Genève), regroupe six propriétaires privés sur un quartier de 16 hectares, pour près de 140 000 m² de SBP. Pour plus d’information sur des opérations contemporaines au quartier de l’Étang, voir Stéphanie Sonnette, « Trois quartiers, trois réalités, quelles utopies ? », Tracés, n° 3 529, mars 2023.

4/ Malgré une importante campagne à l’échelle fédérale, les Suisses ont rejeté à la majorité la proposition de geler les zones à bâtir.

5/ La loi générale sur les zones de développement (LGZD) encadre fortement la construction de logement et fixe les proportions entre chaque catégorie dès l’élaboration du PLQ.

Photo : Marion Cruz

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