Tiers-lieux, l’innovation territoriale au coeur du soin
L’essaimage des tiers-lieux dans de nombreux domaines – culture, travail, alimentation – gagne aujourd’hui le champ de la santé. Quelle place occupent-ils dans le système de soins : simple évolution organisationnelle ou véritable rupture de modèle ?
Considérés comme des acteurs clés de la relance et de la revitalisation territoriale à la sortie de la crise sanitaire du Covid-19, les tiers-lieux peuvent-ils être des leviers face à la crise du système de santé français ? Cet élargissement au secteur du soin n’a rien d’anodin. Il répond à des crises profondes : 87 % du territoire est classé en désert médical (1) et 41 % des Français déclarent avoir été déjà affectés par un problème de santé mentale au cours de leur vie (2). Ces chiffres traduisent une double impasse : difficulté d’accès aux soins et fragilisation psychologique croissante. Les tiers-lieux santé viennent précisément occuper cet espace délaissé, en créant des dispositifs ancrés dans le territoire où soin, prévention et culture se croisent, offrant des alternatives aux modèles institutionnels traditionnels. Si France Tiers-Lieux recensait plus de 3 500 structures en 2023, la mention « santé » reste inexistante dans la typologie officielle, reflet d’un état de maturation en cours.
Des langages différents pour une philosophie partagée
Entre soins, prévention et vie sociale, les tiers-lieux santé se déclinent sous des formes variées : espaces de consultation, d’accompagnement des aidants, de médiation culturelle ou encore de coopération territoriale. Leur point commun : envisager la santé comme un commun, au quotidien et ouvert à la participation citoyenne.
Pour Yann Bergamaschi, fondateur et coordinateur de La Fabrique des santés – un réseau national qui accompagne, met en lien et documente les initiatives de tiers-lieux santé –, un vent de renouveau souffle avec l’arrivée d’une génération de médecins et de professionnels de la santé plus attentifs aux évolutions de la société. « Il y a un désalignement avec la façon proposée de pratiquer le soin, et donc une volonté de réappropriation », explique-t-il. Son objectif est de « rassembler celles et ceux qui ne se reconnaissent pas [dans le système actuel, ndlr] et qui souhaitent expérimenter de nouvelles manières de prendre soin, plus en accord avec leurs convictions et selon la dynamique créative des tiers-lieux. » Et de préciser : « Plutôt que de partir des attendus institutionnels ou du marché, nous sommes partis des valeurs communes. »
À Docelles (Vosges), le tiers-lieu Odile en Bonne Santé, fondé en 2022, incarne une approche « communautaire et soin global ». Lucile Ottolini, psychologue clinicienne, chercheuse en sociologie et cofondatrice, souligne : « Ce qui nous anime, c’est d’élargir la santé à la vie quotidienne, en recomposant les rapports entre soignants et usagers. » Déjà familière du monde des tiers-lieux, elle précise que l’ambition de départ n’était pas seulement d’ouvrir « un centre de soin, mais un véritable lieu de vie ».

Spectacle de marionnettes dans le jardin d’Odile en Bonne Santé, à Docelles, crédit : Lucile Ottolini
Dans la Loire, DanaeCare se veut complémentaire, comme l’expliquent les deux cofondateurs, Julia Gudefin et André Simonnet : « Le format tiers-lieu nous permet de décloisonner : associations, collectivités et professionnels de santé trouvent enfin un espace commun. » Leur approche s’appuie sur un « guichet unique » pour coordonner territorialement l’appui aux aidants, en fédérant plus de 135 partenaires autour de la santé, du social et de la formation. André Simonnet résume la démarche en une formule forte : « Nous ne soignons pas seulement des patients, nous soignons le territoire. Là où d’autres tiers-lieux santé sont portés par des soignants pour apporter du soin direct, notre rôle est d’organiser la coopération entre tous les acteurs de la santé. »
Les tiers-lieux santé investissent souvent des espaces déjà existants – rez-de-chaussée vacants, bâtiments municipaux ou locaux sous-utilisés – qu’ils transforment en lieux de soin, de médiation culturelle, de prévention et de convivialité. « Cette modularité favorise l’accès au soin et la déstigmatisation », observe Lucile Ottolini, pour qui cette ambiguïté est une force. « Personne ne sait si un usager vient pour une consultation, un atelier ou une activité culturelle, et c’est précisément cette polyvalence qui fait l’efficacité du dispositif. » En recomposant les lieux de proximité, ces tiers-lieux ouvrent de nouvelles perspectives, mais posent aussi la question de leur articulation avec les institutions de santé plus classiques : un défi institutionnel, donc.
Ancrage territorial et capacité d’expérimentation
Ce qui s’apparenterait le plus à des tiers-lieux santé dans le système actuel seraient les centres de santé communautaires ou certaines maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP). Cependant, ces versions « institutionnalisées » restent très partielles : leur cadre réglementaire strict est centré sur un nombre limité de professions de santé reconnues – médecine, maïeutique, odontologie, pharmacie et kinésithérapie –, excluant encore largement de leur gouvernance d’autres acteurs de la santé comme les psychologues ou les ostéopathes, pourtant de plus en plus plébiscités. À cela s’ajoute un déficit budgétaire des centres de santé estimé à près de 10 % des dépenses (3). Enfin, les grandes annonces nationales de lutte contre les déserts médicaux, de réorganisation des soins, d’innovation biomédicale et numérique ou d’assainissement des finances publiques apparaissent souvent peu adaptées à ces réalités de terrain.
Lucas Boudier
Lire la suite de cet article dans le numéro 446 « Territoires du soin » en version papier ou en version numérique

Couverture : Mathieu Persan
Crédit photo : Lucile Ottolini
Notes :
1/ Cf. la carte du taux de patients sans médecin traitant en France, Système national d’information inter-régimes de l’Assurance maladie (Sniiram)/ FNPS, février 2025.
2/ Selon un sondage Odoxa/Mutualité française, septembre 2024.





