Marin Schaffner : « Nous avons besoin d’avoir plus d’histoires sur l’écologie »
Et si raconter l’écologie était déjà une manière de la faire advenir ? Ethnologue, auteur et traducteur, Marin Schaffner est une voix singulière de l’écologie politique en France. Co-directeur des de la collection poche des éditions Wildproject, il a notamment dirigé Un sol commun, recueil d’entretiens devenu une porte d’entrée vivante aux multiples pensées écologiques. Il revient sur son parcours, sur l’importance des histoires et sur les obstacles qui freinent encore l’émergence d’une révolution écologique.
Qu’est-ce qui vous a amené à faire de l’écologie le cœur de votre travail ? Et quel rôle la réédition d’Un sol commun peut-elle encore jouer dans la transformation de notre rapport au vivant ?
J’ai étudié la littérature et l’ethnologie, puis j’ai eu la chance de voyager et de vivre en Asie du Sud-Est et en Afrique de l’ouest. Depuis l’adolescence, les questions anticoloniales m’ont porté ; elles se sont progressivement mêlées aux enjeux écologiques. J’ai l’impression que l’écologie comme pensée multiple, relie de nombreuses luttes et permet de critiquer diverses formes de domination.
Quand je suis devenu père, je cherchais une activité qui conjugue recherche, passion et liberté. Je me suis tourné vers la traduction, sachant que des textes fondateurs comme ceux de Murray Bookchin n’avaient pas encore été traduits. C’est ainsi que j’ai rejoint les éditions Wildproject. Avant même de traduire, nous avons eu l’idée d’un livre d’entretiens sur la pensée écologique : Un sol commun est né de là.
Sa réédition lui offre une seconde vie. Le format court des entretiens, la diversité des voix en font un livre pédagogique et accessible. Nous voulions montrer l’étendue des pensées écologiques à travers des voix essentielles, bien que trop peu médiatisées. Nous avons besoin d’avoir plus d’histoires sur l’écologie – dans les livres, les journaux, à la radio – car cette culture ne peut se construire que par le partage.
Aujourd’hui, a‑t-on davantage besoin de nouveaux récits ou de nouvelles pratiques concrètes pour dépasser les obstacles qui freinent une véritable écologie politique ?
Avec Wildproject, nous avons exploré la profondeur historique des pensées écologiques : en relisant les textes des années 1970 de différents endroits du monde, on constate que beaucoup d’enjeux étaient déjà posés. Ce que portent aujourd’hui Les Soulèvements de la Terre ou d’autres luttes existait déjà sous d’autres formes.
Mais nous vivons à l’apogée de la société industrielle, qui exerce une pression énorme sur les écosystèmes et sur nos libertés. Cette chape de plomb empêche la germination d’alternatives. Une des meilleures façons de favoriser les pratiques écologiques serait de réduire le temps de travail, d’enseigner l’écologie, de garantir une plus grande sécurité sociale. Mais rien n’y incite réellement. Comme le disait Deborah Bird Rose, nous avons besoin d’« une alphabétisation collective à l’écologie », car nos comportements par défaut détruisent plus qu’ils ne réparent.
Vous écrivez que « des personnes cherchent à penser notre présent et ne trouvent pas toujours des réponses satisfaisantes ». Est-ce que finalement, ce que vous suggérez, c’est que la réponse toute faite n’arrivera probablement pas, mais qu’il faut apprendre à avancer avec cette incertitude ?
Je n’ai pas de boule de cristal, mais je reste désespérément optimiste. Le système de consommation actuel aura du mal à perdurer. Vers quoi nous allons, nul ne peut le dire, mais plus la pression se relâchera, plus les interstices seront investis et plus les gens s’auto-organiseront. Peut-être que le mot « écologie » disparaîtra au profit de celui de « subsistance ».
Il faut rappeler que pour beaucoup de populations, la catastrophe est déjà là. Nous avons grandi en Occident dans un confort démesuré, souvent au prix de l’inconfort de la majorité. Il nous faut retrouver une humilité vis-à-vis de celles et ceux qui savent vivre sans détruire leur milieu, avec moins d’énergie et d’argent.
Rien n’impose que l’avenir ressemble au présent. La révolution écologique propose une autre forme de paix : repenser nos modes d’organisation pour mieux habiter la Terre et préserver les droits fondamentaux. D’ailleurs, si l’on additionne toutes les alternatives déjà existantes dans le monde, nous sommes des dizaines de millions de personnes.
Quelles figures nourrissent votre réflexion ?
Vandana Shiva occupe une place centrale. Cette militante écoféministe indienne incarne une figure majeure : grande voix internationale contre Monsanto ou Bill Gates, elle agit aussi localement avec des réseaux de semences résilientes au changement climatique. Des dizaines de milliers de femmes paysannes y sont formées à l’agroforesterie.
Plus récemment, j’ai été marqué par le travail de l’artiste Suzanne Husky autour du castor. Elle retrace son extermination en France et en Amérique du Nord, puis imagine sa réintroduction massive dans nos paysages, ce qui transformerait profondément nos milieux aquatiques. Sa démarche artistique et pédagogique propose un autre rapport au vivant.
Propos recueillis par Lucas Boudier
[Retrouvez notre recension d’Un sol commun – Lutter, habiter, penser]
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crédit photo : D. R.