Élus locaux à bout de souffle : comment préserver la démocratie de proximité ?
Martial Foucault est professeur des universités à Sciences-Po et chercheur au Cevipof (le centre de recherches politiques de Sciences-Po), dont il a été le directeur de 2014 à 2024. Depuis 2024, il dirige l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’École militaire).

Depuis la Révolution française, et plus particulièrement depuis 1884 avec leur élection au suffrage universel, les maires accompagnent, transforment et participent à la démocratie de proximité. Entre la IIIe République et aujourd’hui, ils sont passés de notables respectés à gestionnaires multifonctions : bâtisseurs, médiateurs, managers. Cette métamorphose s’accompagne d’un capital de sympathie rare : depuis vingt ans, les maires disposent d’un capital de confiance solidement établi, bien au-dessus de celui accordé aux députés, sénateurs ou même au président de la République. Toutefois, depuis l’élection municipale de 2014, les édiles donnent le sentiment, pour nombre d’entre eux, d’être « au bord de la crise de nerfs (1) » et s’interrogent sur le sens à donner à une fonction de plus en plus exigeante. La démocratie municipale est-elle pour autant menacée ? C’est la question que pose cette crise silencieuse, au moment même où la commune, plus que jamais, incarne l’espoir d’une action publique ancrée, utile et fiable.
Avec près d’un demi-million d’élus, la démocratie municipale rassemble des citoyens prêts à s’engager, souvent animés par un véritable sentiment d’utilité pour la communauté de personnes qu’ils représentent. L’idée qu’ils peuvent agir concrètement pour leurs concitoyens sans attendre de retour personnel demeure un des facteurs explicatifs de la confiance dont ils disposent. À cela s’ajoute une perception d’exemplarité, d’honnêteté et de probité. Au quotidien, nombre d’entre eux décrivent leur fonction comme un véritable guichet unique, apprenant sur le terrain et mobilisant un large éventail de compétences face à des questions très diverses – urbanisme, action sociale, écologie, sécurité. Car il est important de rappeler que, dans les 28 000 communes de moins de 1 500 habitants, le maire est rarement entouré de personnels suffisants capables de traiter tous les sujets, des plus complexes aux plus réglementés. Pourtant, les maires ne souhaitent pas se transformer en techniciens de l’action locale, et ce n’est pas non plus ce qu’attendent d’eux les citoyens.
La fonction s’avère rapidement contraignante. Entre 2020 et 2025, plus de 2 000 maires ont démissionné, soit en moyenne plus d’un par jour, ce qui représente environ 6 % des maires (2). À cela s’ajoute le départ de 57 000 conseillers municipaux. Le phénomène, inédit sous la Ve République, souligne un problème qui s’est amplifié au fil des mandats. Si cette vague de démissions frappe surtout les petites communes, les maires de villes moyennes (5 000 à 10 000 habitants) subissent à leur tour l’usure de la fonction et invoquent parfois le poids de la déception, de l’amertume, du découragement. En réalité, c’est leur vocation (incarner et gouverner la proximité depuis la fin du XIXe siècle), qui est aujourd’hui entamée (3).
Des pressions multiples
Cette situation s’explique par la coexistence de plusieurs contraintes. D’abord, des tensions entre élus de plus en plus nombreuses au sein des conseils municipaux, où le désaccord est moins une source de recherche de compromis que de polarisation sur fond de connaissances interpersonnelles. Ensuite, la santé – tant mentale que physique – est durement affectée. La charge de travail écrasante (réunions fréquentes en dehors des horaires classiques, astreintes régulières les week-ends, vie personnelle et familiale mise de côté) et le sentiment de solitude face à la fonction gagnent l’épuisement psychique, un phénomène longtemps passé sous silence chez les élus.
Dans une étude publiée en novembre 2024, les sociologues Didier Demazière et Jérôme Pélisse soulignaient que 83% des maires jugeaient leur mandat usant pour la santé et 40 % d’entre eux déclaraient travailler sous pression (4). La même étude rapportait que 39 % des maires avaient déjà quelques fois pensé à démissionner et 6 % y songeaient régulièrement. Certains n’hésitent plus à parler publiquement de burn-out pour expliquer leur décision. C’est le cas, par exemple, de la maire de Jouy-en-Josas (Yvelines) qui a démissionné le 4 mars 2025 en invoquant
publiquement son épuisement afin d’inciter ses homologues à en faire autant. Camille Pouponneau, ancienne maire de Pibrac (commune de 9 000 habitants située près de Toulouse), fait part d’un « rythme infernal pour, à la fin du mois, toucher un salaire de 1 127 euros ». Dans un livre intitulé Maires, le grand gâchis, elle perçoit sa démission comme un échec mais se dit « très fière d’avoir préservé [sa] santé (5) ». Les maires de petites communes ne sont pas épargnés. Ainsi, Jean-François Azzara, élu maire depuis trois mandats à Beuveille (750 habitants en Meurthe-et-Moselle), a préféré quitter ses fonctions, car il s’estimait « en burn-out depuis six mois », sans amélioration de sa situation.
Autre facteur de démission, mais aussi d’appel à une prise de conscience nationale : les incivilités et menaces directes ou sur les réseaux sociaux, en forte croissance depuis 2020. En 2024, 68 % des élus ont subi des insultes ou des outrages. L’origine de ces violences (plus symboliques que physiques), encore peu documentée, interroge sur les conséquences que pourrait avoir au plan local une scène politique nationale où la culture du clash et la mise en scène du conflit garantissent l’attention médiatique, mais aussi le rejet de la politique par les citoyens.
À ces éléments s’ajoutent des contraintes réglementaires et administratives qui pèsent lourdement. Les maires dénoncent une hypertrophie normative, des relations complexes avec les intercommunalités et l’État, entraînant un sentiment d’impuissance face à un cadre institutionnel de plus en plus rigide. Le manque de reconnaissance se fait également sentir : les élus se plaignent d’une absence de soutien juridique et technique, ainsi que d’un déficit de formation adaptée, particulièrement dans les communes de faible taille où les dispositifs restent limités. Malgré ces obstacles, l’engagement persiste pour beaucoup. Certains élus, même épuisés après 15 ou 20 ans de mandat, continuent, par attachement au service local et à la mission collective, convaincus du sens réel de leur action.
Avec un quart de citoyens se déclarant prêts à s’investir dans leur conseil municipal (chiffre atteignant 31 % dans les plus petites communes), la vitalité démocratique locale résiste malgré une montée de l’individualisme observé dans plusieurs champs d’action civique de la société française. Si cette intention se confirmait, cela signifie qu’il existerait un vivier théorique de près de 12 millions de personnes prêtes à s’engager pour devenir l’un des 500 000 conseillers municipaux dès 2026. Une telle perspective éloigne le spectre d’une crise de vocation chez les élus municipaux.
À l’heure où la défiance à l’égard des institutions nationales ne cesse de se creuser, la commune reste un espace d’ancrage, de confiance et d’attentes concrètes. Si les maires conservent un haut niveau de légitimité, c’est moins en vertu d’un lien affectif que par leur capacité à incarner une action publique perçue comme honnête, accessible et utile. Mais cette reconnaissance ne s’accompagne pas d’un blanc-seing : les citoyens formulent des exigences croissantes en matière de transparence, de méthode démocratique et de réponse aux enjeux locaux – sécurité, transition écologique, accès aux services. À l’approche des municipales de 2026, le message est clair : la démocratie locale n’est pas en crise, mais elle demande à être nourrie, respectée, écoutée.
Martial Foucault

Notes :
1/ Martial Foucault, Maires au bord de la crise de nerfs, L’Aube, 2020.
2/ Martial Foucault, « Les démissions de maires. Enquête sur un phénomène sans précédent », note de recherche Sciences-Po (Cevipof ), juin 2025.
3/ Emmanuel Bellanger, « Gouverner la “proximité” : jalons pour une histoire politique et sociale de la France des villes (1880−1980) », mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, université Paris Est, 2016.
4/ Didier Demazière et Jérôme Pélisse, « Enquête ELUSAN. Être maire aujourd’hui. Engagés, débordés, malmenés : quels effets sur la santé ? », Étude AMF, novembre 2024.
5/ Camille Pouponneau, Maires. Le grand gâchis, Robert Laffont, 2025
Photo : Martial Foucault, crédit : Elise Colette
Couverture : Lila Castillo





