Klaus Kunzmann : « L’aménagement du territoire n’est plus une priorité de l’UE »
Klaus R. Kunzmann, professeur émérite en urbanisme à l’Université technique de Dortmund (Allemagne), a consacré sa carrière à l’étude comparée des politiques d’aménagement en Europe. Il livre un éclairage sur l’évolution de l’urbanisme français, allemand et européen au cours des cinquante dernières années.
Photo : D.R.
Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Au fil de ma longue carrière professionnelle et universitaire, j’ai exploré de nombreux aspects de la planification. Après avoir étudié le design urbain et la planification à Vienne, je me suis tourné vers la politique urbaine, en conseillant les gouvernements de pays du Sud, puis vers les politiques d’aménagement régionales et nationales, lorsque je vivais dans la Ruhr. Cette région a dû relever les défis de la restructuration des anciennes zones industrielles pendant trois décennies. Mon engagement européen et ma nomination à la chaire Jean-Monnet de l’université de Dortmund pour « l’aménagement du territoire en Europe » m’ont encouragé à réfléchir à l’évolution spatiale européenne en tant que continent uni. Depuis ma retraite universitaire, j’ai continué à écrire sur les défis du développement territorial en Allemagne et en Europe, et j’ai régulièrement enseigné dans des universités chinoises sur les enjeux européens du développement urbain et spatial. Ces dernières années, je ne participe plus activement au débat politique européen ou allemand, et mes liens universitaires avec la France se sont distendus, mais ce pays garde une place importante dans mon cœur.
Vous avez été membre du conseil scientifique de la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale). Quelle est la place de la France dans le débat européen sur l’aménagement du territoire ?
Pendant les années où j’ai siégé comme l’un des deux membres étrangers de son conseil consultatif, la Datar était dirigée par Jean-Louis Guigou, un urbaniste européen passionné et visionnaire. Très attaché à l’aménagement du territoire en Europe, il savait regarder au-delà des frontières françaises pour promouvoir le développement futur de l’espace européen. Depuis les temps ont changé. De nouveaux défis sont apparus : le réchauffement climatique, les migrations, la montée du populisme de droite et l’agression russe en Ukraine ont profondément modifié l’agenda politique européen. L’aménagement du territoire n’est plus une priorité des États membres de l’Union européenne (UE). Dans les économies de marché, il n’apparaît plus comme la solution pour surmonter les disparités économiques, spatiales et sociales. Les controverses sur les politiques et réglementations de l’UE en matière de migration, de sécurité, d’environnement et de concurrence dominent le discours européen. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que l’aménagement du territoire européen ait perdu de son importance pour la communauté des urbanistes et, par conséquent, pour les étudiants dans les départements de géographie, de sciences politiques ou d’architecture.
De plus, l’aménagement du territoire et le développement régional sont largement supplantés par les politiques de cohésion, qui visent à renforcer l’adhésion au projet européen en promettant de réduire les écarts entre les États membres, issus de l’histoire et du capitalisme. Pourtant, les disparités entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest, entre les pays, et même à l’intérieur des villes et des régions, persistent. Le suivi politique européen reste faible. Les principaux domaines d’action des urbanistes sont désormais le changement climatique, la pénurie de logements abordables, l’évolution des mobilités, le déclin rural – là où ils peuvent encore jouer un rôle, en accompagnant le développement urbain et régional face aux puissantes forces du marché. Dans ce contexte, la France et l’Allemagne ont beaucoup à apprendre l’une de l’autre.
Comment évaluez-vous les échanges professionnels entre urbanistes et aménageurs français et allemands ?
D’après mes observations, à la différence de la riche réception de la littérature de fiction française en Allemagne, l’échange intellectuel et professionnel entre les urbanistes reste limité. La langue est un obstacle, bien que l’anglais s’impose désormais en Europe et que la traduction assistée facilite les échanges. Cependant, rares sont les urbanistes qui connaissent réellement les méthodes de développement du pays voisin. Ce n’est que dans le cadre de projets de recherche européens sur l’aménagement du territoire, en particulier ceux soutenus par Espon, l’observatoire de l’aménagement du territoire situé au Luxembourg, que les universitaires des deux pays coopèrent et apprennent les uns des autres. Toutefois, dans les régions frontalières entre la France et l’Allemagne (par exemple, Regio Basiliensis, Regio Grand Est, Pamina, SaarMoselle, Maas-Rhein), les planificateurs des deux côtés coopèrent pour guider le développement territorial régional. En cela, ils sont des laboratoires réussis des processus d’unification européenne.
Au cours de votre carrière, votre vision de l’urbanisme a‑t-elle évolué, notamment quant à sa place dans les politiques publiques et à ses relations avec d’autres disciplines ?
Partout en Europe, les défis de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme ont profondément transformé la profession. La planification à tous les niveaux de gouvernance est devenue bien plus complexe qu’auparavant. Les défis sociaux et écologiques, la mondialisation, la montée en puissance de la société civile et la complexification des structures de gouvernance ont accru la complexité du travail des urbanistes. À cela s’ajoutent les changements démographiques, les transformations économiques, la concentration des emplois dans quelques régions métropolitaines causée par les forces du marché capitaliste, enfin les nouvelles technologies qui ont rendu la planification urbaine bien plus polyvalente et exigeante. L’enseignement de l’urbanisme a évolué pour mieux préparer les étudiants aux réalités des collectivités locales. La discipline est devenue interdisciplinaire, voire transdisciplinaire. Ainsi, l’urbanisme a évolué, passant d’une planification descendante à des approches mixtes – la participation citoyenne et la communication continue sont désormais indispensables.
Propos recueillis par Maider Darricau
Lire la suite de cet article dans le numéro 444 « Un urbanisme français ? » en version papier ou en version numérique
Couverture : Juliette Nicot