« Un logement de qualité perd son sens s’il est situé dans un espace invivable »
Anne Roué-Le Gall, enseignante-chercheure à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), et Charlotte Sari, doctorante dans le cadre de l’AMI « Engagée pour la qualité du logement de demain (1) », partagent une conviction commune : penser l’aménagement à partir de la santé. Elles démontrent ainsi comment l’approche de l’urbanisme favorable à la santé (UFS) ouvre des perspectives nouvelles pour orienter les choix et stratégies d’aménagement.
Quels sont les principaux déterminants de la santé et du bien-être dans les espaces urbains ?
Anne Roué-Le Gall : Depuis notre posture d’enseignants-chercheurs, nous investissons la question de la santé, souvent réduite à la maladie et aux soins médicaux. Or, depuis 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) la définit comme une notion complète, résultat d’expositions cumulées à des facteurs socio-économiques, environnementaux et individuels, positifs ou négatifs. Ces facteurs, appelés « déterminants de santé », influencent notre état de santé de façon directe ou indirecte. En milieu urbain, leur multiplicité montre combien l’aménagement et l’urbanisme sont des leviers puissants pour agir sur la santé et le bien-être des populations. Une de nos missions est de faire prendre conscience aux aménageurs et aux urbanistes qu’ils sont des acteurs de santé publique, car leurs décisions influent sur ces déterminants. Nos travaux sur l’urbanisme favorable à la santé (UFS) s’inscrivent dans cet objectif.
Charlotte Sari : Pour ce qui est de la santé, comme l’a souligné Anne, les travaux de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) sont une référence. Concernant le bien-être, nous nous appuyons sur les travaux de Lise Bourdeau-Lepage de 2023, qui a identifié 32 éléments spatiaux potentiellement constitutifs du bien-être des personnes.
Bien sûr, ces déterminants varient selon les personnes (âge, groupe social), mais en France certains apparaissent centraux : l’importance et l’accessibilité des services de santé, l’accès à la nature, ou encore la possibilité de disposer de lieux de rencontre. Ces déterminants sont relevés lors d’enquêtes de terrain pour évaluer le niveau de bien-être, ce qui souligne leur lien étroit avec la santé. D’abord, ils conditionnent directement la possibilité d’être en bonne santé. Ensuite, ils constituent un outil de prévention, car un niveau élevé de bien-être réduit les risques de maladie. Ainsi, le guide ISadOrA, dont l’objectif est d’avoir des aménagements favorables à la santé, intègre ces dimensions sensibles à travers différentes clés, comme la clé 9 sur les cinq sens et l’identité du lieu, ou la clé 8 sur la cohésion sociale. Toutes convergent vers la notion de bien-être.
A. R.-L. G. : Pour structurer les déterminants de santé dans l’espace urbain, l’enjeu est de les classer selon leur type afin d’identifier comment et avec quels leviers agir. Cette organisation, inspirée de la recherche, permet d’interroger l’espace urbain à travers l’ensemble des facteurs de santé. Nous distinguons ainsi quatre grandes catégories : les déterminants liés à la qualité des milieux (pollutions de l’air, de l’eau et des sols, produits chimiques, agents microbiologiques, accès à l’eau), ceux du cadre de vie (température, lumière, ambiance sonore, etc. ), ceux de l’environnement socio-économique (interactions sociales, accès à l’emploi, aux soins, équipements et services, aux espaces verts et bleus) et enfin les déterminants individuels ou comportementaux (activité physique, alimentation, conduites à risque et compétences psychosociales).
Il y a consensus scientifique sur le fait que le cadre de vie, les politiques d’aménagement et d’urbanisme influencent nos pratiques individuelles. Nous organisons donc l’ensemble de ces déterminants afin d’accompagner la prise de décision et d’objectiver leurs impacts sur la santé. Cette approche renvoie à la notion d’« exposome urbain », soit l’ensemble des facteurs environnementaux auxquels nous sommes exposés au quotidien, et qui varient selon nos territoires, ce qui peut générer des inégalités territoriales de santé.

Anne Roué-Le Gall, crédit : D. R.
Dans les projets urbains, quels déterminants sont généralement pris en compte, et lesquels sont encore invisibilisés ?
A. R.-L. G. : Aujourd’hui, aucune obligation réglementaire n’impose d’intégrer la santé, ce qu’il est essentiel de souligner. Seule une évaluation environnementale peut l’exiger, puisque le Code de l’environnement prévoit l’analyse de l’impact d’un projet sur l’environnement et sur la santé des populations. En revanche, le Code de l’urbanisme n’évoque pas la santé. Pourtant, à force d’expériences et d’échanges avec les urbanistes, on constate qu’ils intègrent déjà certains déterminants, sans toujours les expliciter, ni les objectiver de manière systématique. Certains déterminants de santé, comme les polluants de l’air ou le bruit, peuvent faire l’objet de réglementations spécifiques, mais ce n’est pas le cas de la majorité des autres.
Ch. S. : Dans les projets urbains, la question de l’exposition des populations aux pollutions est quelque chose que l’on voit émerger, mais qui reste difficile à prendre en compte par les opérationnels. Ils savent, par exemple, que les terrains proches d’espaces pétrochimiques sont généralement pollués : il existe des cartes et outils de modélisation qui sont difficiles à prendre en main. Des solutions comme les bâtiments tampons ou la végétalisation sont mises en place pour limiter ces effets, mais elles restent ponctuelles et peuvent même produire des résultats contradictoires, la végétation pouvant emprisonner les particules à hauteur d’homme.

Charlotte Sari, crédit : Guillaume Voiseau
A. R.-L. G. : La question centrale est celle de la manière dont les aménageurs, urbanistes, collectivités et acteurs de santé publique travaillent. Nous disposons déjà de nombreuses connaissances, mais elles ne sont pas toujours transmises aux praticiens. Or, un territoire concentre de multiples compétences, qui restent insuffisamment mobilisées faute d’intersectorialité.
Par exemple, un acteur de santé publique est rarement associé à la gouvernance d’un projet. Le travail demeure trop cloisonné, alors que pour objectiver réellement la santé, il faut intégrer d’autres experts dès la conception. La ville et l’environnement étant des systèmes complexes, il est crucial de développer une gouvernance de projet dans laquelle la santé occupe une place privilégiée, capable de lui donner un poids réel comme critère de décision en amont de tout projet d’aménagement.
Propos recueillis par Maider Darricau
Lire la suite de cet article dans le numéro 446 « Territoires du soin » en version papier ou en version numérique

Couverture : Mathieu Persan
Note :
1/ Thèse : « Qualité, logement, environnement. Une expérimentation vers une meilleure habitabilité », Ensa Paris-La Villette et université Jean-Moulin Lyon 3, sous la codirection de Lise Bourdeau-Lepage et Christian Pédelahore de Loddis.





