Vous êtes bien urbain… Tommaso Vitale
Tommaso Vitale, professeur de sociologie et doyen de l’École urbaine de Sciences-Po
Quelle profession rêviez-vous d’exercer quand vous étiez enfant ?
Au fond, je voulais être scientifique : j’aimais beaucoup l’océanographie, l’éthologie, la biologie marine. J’étais fasciné par la vie aventureuse des chercheurs.
A quel moment avez-vous compris que vous seriez « urbaniste » ?
Dans une période sombre de l’histoire européenne, pendant la guerre en ex-Yougoslavie. J’étais très actif et impliqué dans l’organisation de la solidarité envers les réfugiés, dans la recherche de solutions pour garantir la dignité des personnes qui fuyaient la guerre : je découvrais la dureté des stratégies de violence de proximité, le viol ethnique, les méthodes de massacre. Et puis les processus de reconstruction, de division des villes, de définition des frontières. Je voulais comprendre l’importance de l’organisation spatiale dans la réparation de blessures profondes, les moyens par lesquels on pouvait envisager la justice restaurative, la réparation, la dignité et la coexistence. Je m’intéressais davantage à l’équité dans l’accès aux infrastructures et aux biens collectifs invisibles qu’aux formes esthétiques et architecturales. De là ont découlé les études, le doctorat, la comparaison, la recherche.
Quelle est la part la plus intime de vous-même que vous investissez dans votre pratique ?
Urbanism as a Way of Life, comme le disait le grand Luis Wirth. Je suis avant tout enseignant-chercheur, je réfléchis à l’évolution de la formation pour les années à venir, je fais de la recherche et j’étudie : en d’autres termes, j’essaie de contribuer & d’utiliser des résultats solides dans des revues internationales à comité de lecture pour sélectionner et transmettre des opportunités d’apprentissage sur les villes et les territoires. Une autre façon de le dire est que j’essaie de transmettre la priorité et la passion pour les questions explicatives : pourquoi ? Pourquoi ? C’est la chose la plus intime que je mets dans ma pratique, c’est pourquoi je suis toujours un peu fragile, un peu en difficulté, très attentif à écouter les opinions, les interprétations et les scripts contradictoires. C’est quelque chose de très profond, d’intime et presque existentiel pour moi. Ne pas courir après les réponses, mais m’interroger en profondeur sur les raisons de ce que nous observons et mesurons dans les villes.
Est-ce que cela constitue une force ou une faiblesse ?
Je pense que c’est une force. Cela demande de se remettre profondément en question, cela peut être déstabilisant et souvent, pour reprendre la merveilleuse expression de Hirschman, auto-subversion. Mais dans le cadre de ma fonction de Doyen, j’ai souvent l’occasion de participer à des auditions politiques et de donner des indications en matière de politique publique, ce qui me donne une grande force, car cela permet de sélectionner les mécanismes et les processus sur lesquels intervenir, ainsi que la manière d’intervenir et les effets pervers attendus à corriger.
Que dites-vous à ceux qui pensent que l’urbanisme est un art ?
J’aime toutes les métaphores, mais j’aime surtout en utiliser plusieurs afin de ne pas rester prisonnier du langage et des symboles d’un seul camp. L’urbanisme est un art, bien sûr. L’urbanisme est un sport. L’urbanisme est un métier. C’est un état d’esprit. C’est une action politique. C’est une pratique collective. C’est un système autocorrectif à double circuit. Ce sont tous des figures de style sympa, mais à ne pas prendre au sérieux. Pour moi, l’urbanisme c’est l’étude, la comparaison, l’effort collectif, le respect de l’histoire et des processus accumulés, l’écoute, l’auto-subversion, la détermination, le service, le compromis, la transition, la coproduction, l’art de gouverner, l’émerveillement et une grande humilité. Mais cela peut aussi être une grande violence et une grande injustice.
Que dites-vous à ceux qui déclarent que l’urbanisme est politique ?
Ils ont raison, et tous les instruments d’aménagement et de conception de la ville sont politiques, exigent des choix, la mobilisation de ressources, l’adaptation des contraintes, une capacité à se projeter dans l’avenir, une grande subtilité et sagesse en matière d’économie politique, une réflexion sur les gagnants et les perdants, et sur les conflits d’allocation qui en découlent, comme le rappelle toujours à juste titre le Doyen-fondateur de l’École Urbaine, Patrick Le Galès. Alors oui, bien sûr ! Et nous ne pouvons en aucun cas nous permettre davantage de naïveté politique en matière de conception, d’entretien et de gestion des villes et des territoires.
Où habitez-vous ?
J’habite à Paris, dans le 19e arrondissement, tout près de la Cité Curial et du parc de la Villette.
Êtes-vous satisfait de votre ville / quartier et pourquoi ?
J’aime beaucoup ce quartier, sa richesse associative, mutualiste, religieuse et populaire. J’aime ses infrastructures sociales et le travail qui y est accompli. C’est un quartier que j’ai appris à connaître petit à petit bien avant de venir vivre à Paris il y a 15 ans, grâce au grand sociologue urbain de Lille, Clément Rivière, qui m’a généreusement consacré beaucoup de temps entre 2006 et 2012 pour me le faire découvrir et apprécier rue par rue, infrastructure par infrastructure, association par association, service par service, immeuble par immeuble. Je commence à bien connaître les problèmes de criminalité qui caractérisent ce quartier, les difficultés rencontrées par les écoles primaires et les collèges, les tensions entre les jeunes, les trafics : je ne suis jamais irréaliste, je ne sous-estime pas les difficultés, j’y vis. Mais je vois la force du tissu institutionnel et associatif, ainsi que les marges d’amélioration possibles.
Si vous étiez une ville ?
Je me considère davantage comme une région métropolitaine que comme une ville. Je dirais peut-être que je suis la Randstad, en forme d’arc-agglomération qui comprend les quatre plus grandes villes des Pays-Bas (Amsterdam, Rotterdam, La Haye, et Utrecht). Je ne veux pas dire que c’est ma région préférée au monde, mais simplement que je me sens un peu comme ça, et que j’aime ça.
Si vous étiez un logement ?
Un petit foyer d’accueil, grand mais pour pas plus de 8 personnes.
A quoi renonceriez-vous le plus facilement : aux transports motorisés, à la viande, à la clim ?
Aux transports motorisés (mais il faut continuer à étudier l’urbanisme de la voiture pour essayer d’innover sérieusement)
Votre dernière colère professionnelle ?
Trop simple : vous pouvez l’imaginer. Nous vivons une période d’accélération très grave du populisme anti-scientifique, de la bataille idéologique contre la science, des campagnes violentes en faveur d’un pragmatisme de l’action, de l’utilité, du « concret » : un anti-intellectualisme très dangereux, dont font les frais les groupes et les populations les plus fragiles et marginalisés de la ville, qui ne laisse aucune place à des vérifications solides et bien mesurées de la réalité, dans un climat dominé par les intérêts les plus forts et les plus vulgaires. La colère ne suffit pas ; la remise en question de l’autonomie de la recherche urbaine et des fonctions autonomes d’enseignement et de recherche m’inquiète, me réveille, me rend responsable de justifier avec encore plus de transparence et de stratégie les choix de l’école urbaine en cette année anniversaire de ses 10 ans, et pour un avenir où nous jouons une très grande responsabilité dans la formation des professionnels et, franchement, dans la structuration des professions de la ville et des territoires.
Votre dernier éclat de rire professionnel ?
La dernière fois que j’ai ri de joie, c’était à Rabat, la semaine dernière, lors du forum international de sociologie urbaine et territoriale, à la fin d’une magnifique session sur l’histoire économique de la réglementation foncière animée par deux brillantes chercheuses, Marcela Alonso Ferreira, originaire de Sao Paulo, et Petra Samaha, originaire de Beyrouth : toutes deux enseignent à l’École urbaine, et lorsqu’elles ont conclu plusieurs sessions de travail sur la réglementation foncière, j’ai vu les plus jeunes participants prendre conscience de l’importance des fondements de l’urbanisme et des horizons de possibilités sous contraints qu’ils ouvrent. Et je n’ai pas pu retenir une immense joie et satisfaction.
Citez un(e) urbaniste ?
J’admire énormément beaucoup de mes collègues urbanistes français, et j’ai une grande estime pour mes compagnons d’aventure à l’École urbaine. Je serais tenté de citer les noms de mes anciens étudiants, aujourd’hui urbanistes reconnus, qui portent de grandes responsabilités. Mais je tiens tout de même à citer Seong-hee Cheon pour le travail extraordinaire qu’il accomplit dans les domaines de l’urbanisme et du logement abordable à Séoul : inspirant. Et dans une situation difficile. Si vous faites plutôt référence à un personnage historique, eh bien, franchement, je pense à Camillo Sitte (1843–1903) qui, selon moi, représente bien le travail le plus sérieux pour parler de l’urbanisme en tant qu’art et politique, comme vous me le demandiez tout à l’heure : déjà des critères de durabilité environnementale, mais aussi la défense des places urbaines en tant qu’espaces vécus, riches en sens civique, en relations et en expérience esthétique partagée, et une conception de la conception basée non seulement sur la fonction, mais aussi sur l’usage quotidien, la perception sensorielle, la circulation piétonne et le plaisir de la présence mutuelle. Sitte, tout comme Pizzorno avec son approche dans Comunità e razionalizzazione, a fortement influencé ma vision de la centralité des processus de reconnaissance dans la conception, la programmation et la planification.
16) Un dernier mot (littéralement) ?
Olinda
Notes :
Livre : Alessandro Pizzorno, Comunità e razionalizzazione: ricerca sociologica su un caso di sviluppo industriale [a cura di], 1960
Visuel : Tommaso Vitale, crédit : D. R.
Couverture : Lila Castillo