Les Sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone d’hier à aujourd’hui
Jérôme Beauchez
(Amsterdam, 2022, 464 pages, 25 euros)
L’histoire urbaine contemporaine est riche de travaux concernant l’haussmannisation et de plus en plus, l’histoire de la banlieue elle-même. En revanche, très rares encore sont ceux qui nous renseignent sur ce que l’on a longtemps appelé la Zone, et qui se situe précisément entre les limites de la capitale et le commencement de la banlieue.
Pourtant, depuis les années 1840 et la décision d’interdire toute construction sur cette bande de terre, c’est tout un monde qui s’y est installé, chiffonniers, biffins, exclus de la capitale au nom de la modernité. Ce qui aura pour conséquence immédiate d’entraîner une forte réprobation morale de la part des classes sociales dirigeantes (qui les appelaient « les sauvages de la civilisation ») et que l’historien Louis Chevalier a immortalisé par la formule célèbre « classes sociales classes dangereuses ».
Le sociologue Jérôme Beauchez, spécialiste de la marginalité, donne à voir un monde qui renvoie à la définition que Karl Marx donnait du lumpenprolétariat. Grâce à de très nombreuses photos et gravures, on perçoit les contours d’un monde interlope qui persista jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et qui, au final, disparut sans laisser de traces. C’est en effet sur l’emplacement de la Zone que fut édifié le périphérique. Pour rendre compte de cette histoire longtemps oubliée, l’auteur a mobilisé de nombreuses sources anciennes, judiciaires mais également journalistiques, car les habitants de la Zone ont longtemps fasciné l’imaginaire social (les Apaches), comme l’avaient souligné les travaux de Dominique Kalifa. Le cinéma – on songe ici au film de Jacques Becker, Casque d’or –, la chanson (Aristide Bruant et Fréhel) ont également contribué à cette légende noire.
Un dernier chapitre intitulé « Dans les restes du monde » s’applique à dresser un tableau des expressions contemporaines de la Zone, confirmant ainsi l’intérêt des sciences sociales pour la marginalité urbaine et les contre-cultures. Les blousons noirs des années 1960, tout comme les punks des années 1980, peuvent être considérés comme les héritiers des zoniers de la Belle Époque.
À l’heure de la rénovation urbaine déployée à grande échelle, on doit aussi se poser la question de la reconstitution de zones composées des exclus de cette politique publique.