Maud Le Floc’h : « Un projet, avant de se dessiner, doit pouvoir se raconter »
Maud Le Floc’h a fondé l’agence Polau en 2007, à la croisée entre urbanisme et création artistique. À l’origine de la « clause culture », un protocole visant à intégrer la dimension culturelle dans les projets d’aménagement, elle voit aujourd’hui son initiative portée au niveau législatif. La proposition de loi défendant « le fait culturel dans l’aménagement des espaces », par les sénateurs Sylvie Robert et Franck Montaugé, sera au cœur d’un colloque au palais du Luxembourg, ce lundi 3 novembre 2025.
Comment est née cette démarche ?
L’intuition est née en 2016 de la loi LCAP [loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, ndlr], qui prévoit dans son article 6, que 1 % des dépenses de travaux publics soit affecté à la création dans l’espace public. Mais un astérisque précise que cet article est soumis à un rapport d’opportunité. Le ministère de la Culture et le Gouvernement m’ont alors confié la rédaction de ce rapport, aux côtés de deux inspecteurs : Anne-Marie Le Guével, pour la Culture, et Jacques Touchefeu, pour le CGEDD [Conseil général de l’environnement et du développement durable, ancien service d’inspection du ministère français chargé de l’Écologie, devenu l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable, IGEDD, en 2022].
En travaillant sur cet article, nous avons déconstruit l’hypothèse d’un « 1 % » appliqué aux travaux publics, qui risquerait de susciter un rejet. Nous avons donc proposé autre chose : la mise en place de « clauses culture », sur le modèle des clauses d’insertion. C’est un dispositif à la fois souple et accompagné, qui permet à la maîtrise d’ouvrage de s’appuyer sur des acteurs capables d’animer cette dynamique culturelle, de la même manière qu’on anime un réseau pour les clauses d’insertion.
Nous avons pu expérimenter cette approche avec l’équipe Construire de Patrick Bouchain sur notre lieu, le Point O, où nous avons préfiguré cette « clause culture » en collaboration avec la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et les entreprises. Et les résultats ont été parlants : la maîtrise d’ouvrage nous a fait part de la qualité du climat d’opération. Elle a ainsi été la première à se terminer en temps et en heure, sans déficit, et avec des parties prenantes mobilisées et embarquées tout au long du processus.
Comment avez-vous pris contact avec les deux sénateurs, Franck Montaugé et Sylvie Robert, qui portent cette loi ?
C’est assez amusant, parce que ce sont eux qui sont tombés sur le rapport remis au gouvernement en 2016. Le Gouvernement l’a ensuite transmis au Parlement en 2017, mais c’était la fin de la législature.
En 2022, le Polau – qui, comme vous l’avez compris, est soutenu à la fois par le ministère de la Culture et par le ministère de la Transition – a décidé de relancer le sujet. On a constitué un groupe de travail pour « remettre l’ouvrage sur le métier » et réfléchir plus concrètement à ce que pourrait être une « clause culture » dans les marchés publics. Ce groupe réunissait des représentants des ministères, des maîtrises d’ouvrage, des AMO, des CAUE [conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement]… L’objectif était de passer de l’idée au mode d’emploi, de formaliser cette clause en une méthode, un guide, un protocole d’action.
On a cherché à poser les bonnes questions : comment recruter un opérateur culturel ? Quel type de contrat, quel marché, à quelle étape du projet ? Avec l’aide du juriste du Conseil national de l’Ordre des architectes, Benoît Gunslay [jusqu’en juin 2023], nous avons élaboré un protocole souple, adaptable, mais précis sur les conditions d’intégration d’une démarche culturelle dès l’amont des projets.
Vous avez ensuite éprouvé la démarche ?
Oui, nous avons pu expérimenter le protocole via la FAB de Bordeaux Métropole, qui nous a proposé d’écrire ensemble une première « clause culture » pour l’une de ses opérations : une étude de maîtrise d’œuvre urbaine à Bassens, en Gironde. Le projet portait sur le logement, la recomposition des espaces publics, l’accessibilité et la relation à la rivière. La FAB a donc souhaité intégrer la clause dans son appel d’offres et dans le cahier des charges. Nous avons travaillé avec eux sur la formulation, pour qu’elle soit souple, mais inscrite dès le préambule comme faisant partie intégrante de la philosophie du projet.
C’est là que le portage politique joue un rôle essentiel. À Bassens, le maire, Alexandre Rubio, a tout de suite compris l’intérêt de la démarche. Pour lui, associer une dimension culturelle, c’est une manière de reparler de la ville, d’ouvrir des espaces de dialogue, de débat, de frottement, de redonner du sens démocratique à l’action publique à travers le récit et l’imaginaire. L’équipe artistique, la compagnie Mycélium, a mené une enquête de terrain, pour tisser des fils de récits qui viendront inspirer le projet urbain de demain.
Quels seront les apports de son examen législateur ?
Ce qui me semble particulièrement intéressant dans cette proposition de loi, c’est qu’elle pourrait faire évoluer le Code de la commande publique et le Code de l’urbanisme, en les mettant en regard des démarches culturelles liées à la mise en projet et à la transformation des territoires. Elle ouvre aussi la possibilité de coopérations nouvelles, à la fois avec des institutions déjà en place, comme les CAUE, mais aussi avec d’autres formes de partenariats entre acteurs culturels et acteurs de l’aménagement ou de l’urbanisme. Cela permettrait d’ancrer plus durablement cette « clause culture » dans les mécanismes de décision et dans la manière même de concevoir les projets.
Quels sont les objectifs du colloque ?
Le colloque du 3 novembre a pour objectif d’ouvrir le débat autour de la proposition de loi et de lui donner un élan collectif. Il s’agit de montrer en quoi cette loi est nécessaire et comment elle peut être portée par différents mondes : urbanisme, aménagement, transition écologique, culture.
Mais il s’agit aussi d’affirmer que la « clause culture » existe déjà et qu’on peut la mettre en œuvre dès aujourd’hui dans les marchés publics. L’enjeu est d’expérimenter et de multiplier les projets qui intègrent une démarche culturelle, parce qu’elle enrichit le projet et qu’elle aide à dépasser certains blocages dans la conduite des opérations. Ces démarches permettent d’aborder les sujets techniques sous des angles sensibles, partagés, et de créer du sens commun.
Ce n’est pas la cerise sur le gâteau, c’est une autre manière de concevoir l’aménagement. Un projet, avant de se dessiner, doit pouvoir se raconter. C’est tout le sens de ce colloque – et, bien sûr, d’autres épisodes suivront, avec de nouvelles expérimentations et des traductions concrètes dans les territoires.
Propos recueillis par Maider Darricau
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