Jean-Daniel Beauvallet : « Les communautés musicales sont maintenant mondiales »
Avec Rock City Guide (1), Jean-Daniel Beauvallet, ancien rédacteur en chef des Inrockuptibles, évoque 29 villes qui, grâce à leur énergie et leur puissance créative, sont devenues des scènes musicales à part entière.
Comment l’idée de ce livre vous est-elle venue ?
J’ai eu l’impression que les communautés liées à des villes, l’esprit de clocher qui va avec, étaient en train de disparaître. Les communautés se créent maintenant selon des goûts et plus en fonction de la géographie. Nous ne sommes plus obligés de collaborer avec des artistes de nos propres villes, parce qu’Internet a décloisonné les barrières. Les communautés sont maintenant mondiales.
Ce livre sera impossible à écrire dans dix ans, à mon avis, parce que les communautés auront volé en éclats. Elles existeront, seront puissantes, mais réparties partout dans le monde : une personne qui fait de la batterie à Moscou, une personne à la guitare à Bamako… Nous ne sommes plus obligés de travailler en fonction de notre géographie. Ce livre est aussi un hommage à l’ancienne époque, où tout était à créer, à inventer et où une poignée d’enthousiastes pouvait changer complètement la direction musicale d’une ville.
Quels sont les ingrédients indispensables pour créer une scène musicale dans une ville ?
À l’époque, il fallait un bon disquaire prêt à partager sa passion au plus grand nombre, des journalistes – de fanzines, de radio et de presse locale –, des organisateurs de concerts prêts à sacrifier de l’argent et du temps et, bien sûr, un public. Celui-ci pouvait être constitué de seulement cinquante personnes, mais cinquante militants qui comptaient pour une armée.
Manchester est le bon exemple. Au départ, il n’y avait que cinq, six personnes qui ont décidé de sortir de la fatalité de cette ville où « il ne se passait rien ». Rennes est un exemple plus local : s’il n’y avait pas eu Étienne Daho et le groupe Marquis de Sade, il n’y aurait jamais eu toute cette scène qui continue de vivre et d’alimenter la musique française.
C’est aussi plus facile pour les villes universitaires : les étudiants sont un bon combustible pour ces scènes.
Tout à fait ! Aux États-Unis, une ville comme Athens, en Géorgie, a l’une des scènes de rock indépendant les plus couvertes de disques d’or du pays, avec des groupes comme les B‑52’s et R.E.M. C’est pourtant une ville de seulement 120 000 habitants, mais avec 34 000 étudiants. À Denton, au Texas, c’est pareil : peu d’habitants, mais beaucoup d’étudiants, avec une université en musicologie, ce qui implique qu’il y a beaucoup de disquaires spécialisés en musique électronique. C’est un public qui a des moyens, du temps devant lui et l’arrogance qui va avec le statut d’étudiant – notamment en art et musique ! Quand j’organisais des concerts à Tours, lorsque j’étais étudiant, nous ne faisions des affichages qu’autour de la faculté, notre cœur de cible était là.
À cause de la dématérialisation des communautés, la ville en tant que site physique compte-t-elle encore ?
Ce qui continue de donner de l’importance à des villes, ce sont les salles de concerts. Et les disquaires peuvent encore générer des scènes en faisant se rencontrer des individus. Les bars centralisent aussi des communautés. On le voit en Angleterre avec les pubs : ils sont fondamentaux pour la vivacité de la scène anglaise, nous sommes sûrs d’y rencontrer des personnes avec qui discuter.
Une ville qui devient « une scène », n’est-ce pas le début de la fin ?
Pas forcément. Si l’on prend l’exemple de Détroit, elle est passée de l’industrie de la voiture à l’industrie du punk-rock avec The Stooges et MC5, puis à la techno, etc. Avec Berlin, ce sont des villes qui ont été un temps déshéritées, avec l’obligation de se surpasser. Pareil pour Kingston ou Liverpool… Certaines villes sont en mouvement, refusent de stagner – ce ne sont pas des musées à ciel ouvert. Contrairement à La Nouvelle-Orléans, par exemple.
Mais l’aspect « musée » est important pour la transmission. Et, de toute façon, si la tradition devient pesante, les groupes se révoltent d’eux-mêmes, effacent le disque dur et repartent à zéro. Comme le punk à son époque qui est venu secouer New York. Le punk est une des communautés qui s’est bâtie le plus rapidement dans l’histoire de la musique, avant même Internet. Je ne sais pas comment, à l’époque, les gens faisaient pour savoir ce qui se passait, et pourtant ils le savaient malgré le peu de moyens de communication.
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Lire la suite de cet article dans le numéro 445 « Élu(e)s locaux » en version papier ou en version numérique

Note :
1/ Textes de Jean-Daniel Beauvallet, illustrations de Frédéric Peltier, GM Éditions, 2025.
Crédit couverture : Lila Castillo, crédit photo : Bovus





