Judith Davis : « J’ai le sentiment que notre société a besoin de soins »

Après le succès de son premier film en 2019, Judith Davis fait son retour en salle avec Bonjour l’asile. La réalisatrice poursuit sa critique caustique du capitalisme dans cette nouvelle comédie satirique, portée par une série de personnages hilarants. Tout en déconstruisant les contradictions avec finesse, elle ouvre la voie à l’imaginaire d’alternatives heureuses.
Votre premier film Tout ce qu’il me reste de la révolution suit le quotidien d’une urbaniste désabusée. Pourquoi avez-vous choisi cette profession ?
Lorsque j’étais adolescente, et jeune adulte, je cherchais à déterminer ce que je voulais faire dans la vie. Il y avait déjà une pression à l’époque avec l’éternelle question : « Mais qu’est-ce que tu veux faire ? », qui laisse peu de place à la rêverie à un âge décisif. On ne se construit pas tranquillement et mon obsession était de prendre part à la société et de changer tout ce que je trouvais déshumanisant et contre quoi je m’insurgeais au quotidien. Je voulais créer des idées pour changer le monde et que ça s’incarne concrètement. J’étais étudiante en philosophie, j’avais 17 ans et demi et j’étais pleine d’énergie. J’étais animée par le désir d’incarner les choses avec sincérité, pour définir un « vivre-ensemble » réel, qui renouvelle la signification de ce terme, plutôt que de l’étiqueter à des projets vides de sens. J’avais mon équation parfaite. C’est en discutant avec mon père qu’il m’a conseillé de me tourner vers l’architecture et l’urbanisme. J’ai passé le concours d’entrée dans une école, et puis trois mois plus tard, je me suis rendue à l’évidence : je n’étais pas au bon endroit, et je suis retournée en philosophie. Je suis repartie de cette bonne intention qui se fracasse contre la réalité, et qui définit bien le personnage principal de mon film, qui a beaucoup d’envies, d’idées et de théories et qui s’incarne gauche- ment dans le réel. Je suis donc revenue à mes premières amours.
Au théâtre, vous travaillez avec votre collectif L’Avantage du doute, qui vous a inspiré pour le passage à l’écran. Les thèmes abordés ont évolué en six ans. Que souhaitiez-vous raconter ?
Au théâtre, je travaille effectivement avec mon collectif de jeu, d’interprétation et d’écriture. Alors que nous étions en pleine création de notre avant-dernier spectacle Encore plus, partout, tout le temps avec Mélanie Bestel, Claire Dumas, Nadir Legrand, Maxence Tual et moi, j’écrivais en parallèle le scénario de mon deuxième film. Les personnages inventés et non inventés pour le film sont également apparus dans la pièce de théâtre ; ils partagent en effet une petite partie du spectacle. Bien que les thèmes ne soient pas exactement les mêmes, ils reflètent l’atmosphère dans laquelle nous étions à cet âge et ce moment de vie. Je ne suis pas certaine que les sujets du patriarcat, de notre relation au vivant que nous saccageons puissent être abordés distinctement. Ils représentent plutôt une expérience de vie.
Nous découvrions l’ampleur de la catastrophe écologique autour de 2020, Claire et Mélanie venaient d’avoir des enfants, ce qui a bouleversé la géométrie du collectif. Ces expériences étaient si vécues que j’avais la conviction qu’elles pourraient faire écho à de nombreuses histoires de vie. Le théâtre ne me suffit pas pour donner toute la place que je souhaite à mes personnages, que je peux ainsi explorer au cinéma.
Dans Bonjour l’asile, vous réussissez à dépeindre diverses situations avec justesse, évitant à la fois la naïveté et le ton moqueur. Comment parvenez- vous à maintenir cet équilibre subtil ?
J’ai besoin de partager des questionnements avec les spectatrices et les spectateurs, des indignations, des colères, mais aussi de grands espoirs. J’ai le sentiment que notre société a besoin de soins, que nous devons guérir des blessures infligées par l’ultralibéralisme dans lequel nous vivons. Toutes les interfaces et points de rencontres se révèlent des pièges ou des malentendus, dont l’objectif ultime est toujours la vente d’un bien. Souvent, cela se fait sans que nous en soyons pleinement conscients, ce qui nous meurtrit profondément. Je ressens une immense absurdité dans notre quotidien. Chaque tentative de sens se heurte à la folie, qu’elle soit administrative ou numérique – avec ses mots de passe, interfaces, sites, identifiants et paniers à valider. C’est très oppressant, et encore davantage dans notre rapport aux transports ou à l’espace public. Je ne suis pas la seule à me retrouver dans ces situations ubuesques. Je pars donc de ces observations et expériences en les examinant de plus près pour essayer de rire de ce qui nous arrive, dans une dimension cathartique. En s’esclaffant ensemble dans une salle de cinéma, peut-être pourrons-nous nous soutenir et affronter des questions plus graves.
Le slalom entre le lieu commun et la pensée est très fin, car faire rire implique souvent de partir de lieux communs que nous partageons. Il faut éviter la caricature qui simplifie à l’extrême, tout en dessinant à gros traits pour maintenir un rythme rapide et clair. En même temps, il est essentiel d’avoir des séquences suffisamment longues pour permettre une réflexion approfondie, car plonger dans une introspection profonde prend du temps.
Le lieu central du film, l’Hospitalité Permanente (HP), est extraordinaire. Il démontre l’importance du collectif tout en créant un contraste éloquent entre le tumulte du quotidien et l’harmonie qu’il dégage.
Oui, le film commence à cent à l’heure, ce qui reflète la rapidité et l’auto-exploitation omniprésentes dans tous les milieux. Que ce soit les investisseurs au bord du burn-out ou mon personnage Jeanne, qui lutte pour obtenir les derniers morceaux de subventions publiques, nous utilisons les mêmes outils numériques et sommes constamment en multitâche. En décrivant ces protagonistes, je me sens moi-même en apnée, comme si l’air nous manquait. Effectivement, j’avais besoin de penser cet asile comme un lieu de répit, un refuge où l’on peut décélérer, essayer, se tromper et recommencer. Ça s’incarne dans la mise en scène par des choix de montage, de placement de caméra et de son qui par- viennent à capturer cette dynamique.
Propos recueillis par Maider Darricau
Lire la suite de cet entretien dans le numéro 443 « Infra et superstructures » en version papier ou en version numérique
Photo : Judith Davis, crédit : Alexandra Fleurantin
Couverture : Jean-Louis Chapuis, studio Warmgrey