L’aménagement du territoire à l’épreuve des contestations
Quand un grand projet d’aménagement est abandonné sous la pression de la contestation, que devient le territoire qui l’a vu naître ? Dans l’imaginaire collectif, ces espaces restent trop souvent figés comme des lieux de conflit, réduits aux oppositions qui s’y sont jouées. Souvent en suspens, ces sites portent en eux les germes d’un avenir à réinventer.
Depuis les années 1970, la contestation s’est imposée comme un facteur structurant des politiques d’aménagement, notamment avec la mobilisation des militants écologistes et des riverains contre les infrastructures jugées nuisibles. Avec la globalisation des mouvements de protestation et le développement du Nimby (Not In My Back Yard, « Pas dans mon jardin »), le conflit est devenu une composante incontournable de la fabrique territoriale, soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale et de faisabilité des projets. Aujourd’hui, l’annonce d’une grande infrastructure suscite presque systématiquement des tensions, parfois jusqu’à leur annulation, comme l’ont illustré les cas emblématiques de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), des projets de Center Parcs contestés, ou encore du mégacomplexe Europacity dans le triangle de Gonesse (Val‑d’Oise). Tous ont été accusés d’être de « grands travaux inutiles » (GTI), une expression popularisée par les mouvements écologistes et altermondialistes qui désigne des projets d’infrastructures jugés disproportionnés, coûteux ou contraires aux impératifs écologiques et sociaux. Mais que deviennent ces territoires une fois le projet abandonné ? Si certains conservent les stigmates des conflits passés, d’autres parviennent-ils à se réinventer ? L’enjeu ne se limite donc pas à dresser un inventaire des projets contestés, mais à analyser les formes de reconversion et les blocages qui subsistent, afin d’ouvrir de nouvelles perspectives pour repenser l’aménagement des territoires où des projets de grandes infrastructures n’ont pas vu le jour.
Entre terrains en friche et réinventions timides
Si les projets d’infrastructure sont très divers, leur abandon repose souvent sur une même cause : l’opposition aux nuisances environnementales qu’ils engendrent, qu’il s’agisse d’artificialisation des sols, de destruction des écosystèmes ou d’impacts sur les ressources naturelles. Le géographe Philippe Subra parle d’« aménagements rejetés (1) », soulignant le rôle croissant de l’acceptabilité sociale dans ces décisions. Ces contestations, portées par des citoyens, des associations ou des élus, révèlent des tensions entre développement et impératifs écologiques, appelant à une planification plus concertée et durable des infrastructures. À Plaisance-du-Touch, près de Toulouse, le projet de centre commercial Portes de Gascogne, devenu Val Tolosa, devait s’étendre sur 44 hectares de terres agricoles. Après presque vingt ans de lutte opposant le promoteur Unibail-Rodamco et l’association Non à Val Tolosa, le projet lancé en 2005 a été définitivement abandonné en 2023.
À Sivens, le très médiatisé projet de barrage a été définitivement abandonné en 2015, peu après la mort de l’activiste Rémi Fraisse lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, en octobre 2014. Depuis, la zone humide du Testet, où l’infrastructure devait être édifiée, a été partiellement réhabilitée à partir de 2017. Cependant, un nouveau projet de rétention d’eau a été voté début 2015, empêchant un retour complet à l’état initial. Les tensions persistent entre agriculteurs, associations et pouvoirs publics, malgré un processus de concertation lancé en 2016 et plusieurs tentatives de médiation depuis. Après l’abandon des projets, l’avenir des territoires concernés oscille souvent entre inaction et incertitude, faute d’une véritable stratégie de reconversion. À Plaisance-du-Touch, Patrick Gaborit, coprésident de Non à Val Tolosa, observe que « le site est actuellement en friche, clôturé, sans qu’il ne s’y passe rien ». Il regrette également de ne pas être un peu plus « associé aux réflexions pour le devenir du site », même si, « depuis l’année dernière, la mairie a lancé une démarche de consultation auprès des citoyens, pour qu’ils puissent exprimer leur souhait sur l’avenir du plateau ». Pour lui, l’absence de concertation préalable constitue un frein majeur, le problème principal résidant dans le fait que les promoteurs et les services de l’État considèrent trop souvent que « tous les voyants sont au vert » sans même consulter la population en amont. Malgré une « lente démobilisation », le collectif demeure « actif et vigilant » quant à l’avenir du site.
Les opposants au chantier de l’autoroute A 69, Castres-Toulouse, manifestent à Toulouse (avril 2024), crédit : Christian Bellavia/Sipa
À Sivens, le projet est bloqué en raison des fragmentations locales. En 2016, un audit a été mis en place, interrogeant les acteurs locaux concernés par le projet de barrage – associations, agriculteurs, acteurs touristiques, élus et collectivités et représentants de l’État – afin de porter un projet de territoire. Françoise Blandel, membre du collectif Testet, engagé pour la réhabilitation de la zone humide du même nom, exprime ses doutes sur les démarches de concertation qui devaient servir à dessiner un futur pour le site : « On se demandait si on allait vraiment prendre notre avis en considération. C’est le problème de certaines réunions de consultation : on ne se sent pas écoutés. »
Une autre réalité émerge dans le cas de Sivens : la difficulté à faire consensus, ce qui désole la membre du collectif : « Le projet de territoire a commencé en 2017, nous sommes en 2025 et, à certains moments, nous nous demandons si nous ne sommes pas revenus à la situation de départ. » Pour elle, « la fragmentation des acteurs » est la raison pour laquelle ils n’arrivent pas à trouver un compromis qui conviendrait à tous. À cause de cela, un « véritable bras de fer » s’installe, « les élus ne veulent pas nous écouter », s’insurge la militante.
Jusqu’au bout du suspens
Le regard posé sur les territoires post-contestation met en lumière la difficulté de la reconversion des sites. Si, dans l’imaginaire commun, certains sites deviennent des vitrines de la transition écologique et inventent de nouvelles formes de gouvernance locale, dans la réalité, la majeure partie des territoires reste en suspens, bloquée par des divergences locales et des contraintes juridiques ou économiques. Cette unilatéralité est le symptôme d’un aménagement en crise qui peine, d’une part, à inscrire l’avis des habitants dans un processus de concertation et, d’autre part, à savoir rebondir sur un grand projet d’infrastructure refusé qui fait l’objet d’une contestation. L’un des constats récurrents est l’absence d’un projet de remplacement clairement défini après l’abandon d’un aménagement contesté.
Trop souvent, ces sites restent en jachère faute d’une réflexion en amont sur des alternatives viables. De plus, la dimension symbolique d’un lieu associé à une opposition forte (et médiatisé) soulève une question essentielle : comment gérer un emblème ? L’identité forgée par ces sites contestés peut ensuite faire partie intégrante de leur essence, compliquant toute tentative de réévaluation ou de changement de perception. Dans cette perspective, opposer systématiquement les partisans et les opposants aux barrages est une simplification réductrice. Pourtant, cette lecture binaire – avec ses détracteurs et ses partisans, ses « bons » et ses « méchants » – domine les débats locaux, occultant les nuances et la complexité du terrain.
Lucas Boudier
Lire la suite de cet article dans le numéro 443 « Infra et superstructures » en version papier ou en version numérique
Couverture : Jean-Louis Chapuis, studio Warmgrey
1/ Philippe Subra, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Armand Colin, 2014.