Mobilités et paysages, une série en quatre épisodes

Gueret 1er juillet 1 Grande
Inspecteur général de l’environnement de 2014 à 2022, désormais retraité, Jean-Pierre Thibault est président du collectif Paysages de l’après-pétrole (PAP). C’est dans ce cadre qu’il a publié, en novembre 2022, aux éditions du Moniteur, l’ouvrage Aménager les territoires du bien-être, qui synthétise les principales thèses du collectif en faveur d’une transition écologique par le paysage.

 

Le 27 février 2025 marquera l’histoire des mobilités dans notre pays : pour la première fois, une décision de justice rejetait l’« intérêt public majeur » de la construction d’une infrastructure de transport. Quelle que soit l’issue définitive que réserveront les juges d’appel au projet d’autoroute A69 Toulouse-Castres, il y aura un « avant » et un « après » cette décision, du point de vue de la conception, des tracés ou des usages de ces équipements, que ceux-ci irriguent les villes ou traversent les campagnes. Certes, le paysage n’a pas joué, contrairement à ce qui se passe pour les  implantations d’éoliennes, le rôle principal comme moyen d’annulation : ce sont les espèces et habitats protégés au titre de la biodiversité qui sont venus à bout du double ruban de bitume censé désenclaver le sud du Tarn.

Cependant, à travers le puissant emblème des arbres dans lesquels se perchaient les opposants les plus résolus, on a bien assisté au retour du thème de la « balafre » dans l’espace rural, qui fut un slogan paysager efficace dans le mouvement anti-autoroutier qui s’était développé en réaction au plan national de construction de ces infrastructures, pendant les deux dernières décennies du siècle passé. Pour apprécier la portée du jugement toulousain, il faut à la fois élargir la focale à la mobilité, en général, et aux équipements qui doivent répondre à cette demande – et à cette liberté – essentielle : se déplacer dans un territoire, en utilisant sa force physique (à pied ou à vélo) ou des moyens mécaniques de toutes sortes, individuels ou collectifs ; et prendre le nécessaire recul historique que requiert une vision distanciée de la controverse qui divise la terre occitane. Il s’agit, en effet, comme on dit à la télévision, d’une série en quatre épisodes, que ces quelques lignes vont résumer.

L’âge d’or des « ouvrages d’art »

Puisque nous partons de Toulouse, faisons commencer le premier de ces épisodes par le projet d’un visionnaire local de relier la Méditerranée à l’océan Atlantique par un canal. Pierre-Paul Riquet ne rencontrera guère de difficultés avec les espèces vivantes menacées – elles ne le sont pas à cette date –, mais il se heurtera surtout à l’incrédulité des bailleurs de fonds. Trois siècles plus tard (1996), le canal du Midi est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. D’autres infrastructures de transport suivront, comme le chemin de fer de Semmering, dans les Alpes autri- chiennes (1998). Dès 1987, la revue Monuments historiques avait publié une série d’articles sur le rôle joué par les ouvrages routiers et ferroviaires dans la valorisation du paysage ; les ponts ou via- ducs y étaient décrits comme des éléments clés de révélation du paysage. Les lacets d’une route de montagne, l’alignement des arbres le long d’une voie étaient autant d’éléments structurants d’une unité paysagère. Dans cette même revue, on lisait que depuis la fondation de leur corps en 1746, jusqu’au milieu du XXe siècle, les ingénieurs des Ponts et Chaussées avaient été non seulement des constructeurs qualifiés d’ouvrages techniques fonctionnels, mais aussi les concepteurs talentueux de belles infrastructures : les dessins ou les maquettes réalisées en préparation des travaux ont ainsi été conservés dans un musée dédié aux Travaux publics jusque dans les années 1950… Puis vint l’ère du pétrole, deuxième épisode de notre série.

Les infrastructures du pétrole, ou le triomphe du monofonctionnel

À partir des années de la Reconstruction, la facilité technique des travaux avec des engins de plus en plus puissants, mais aussi le principe de la fonction unique d’un espace ou d’un ouvrage cher à la charte d’Athènes ont rendu les concepteurs de routes ignorants de la spécificité territoriale et dédaigneux des montagnes, des rivières et des forêts environnantes. Ils ont alors construit des ponts ou des voies sur un modèle unique « de partout et de nulle part ». L’impopularité de ces nouvelles infrastructures a conduit à des procès qui en retardaient la réalisation. La solution a semblé résider dans une quête de l’invisibilité des nouvelles voies de transport. Un chemin de fer devait ainsi s’efforcer de disparaître dans les replis de son arrière-plan géographique, et la « cicatrisation » du paysage « balafré » par les déblais et les remblais devait être surveillée de près. Mais comment dissimuler un viaduc ? Devait-on avoir honte de ces « ouvrages d’art » que l’Histoire avait, en maints endroits, reconnus comme des apports majeurs au patrimoine humain ?

L’embellie millavoise

Tel ne fut pas le choix du ministère en charge des routes et autoroutes au début des années 1990. À cette époque, troisième épisode de notre série, le mot d’ordre devient : « Une nouvelle infrastructure doit être affirmée et non dissimulée ! » Avec l’aide d’une équipe de paysagistes, inspirée par Bernard Lassus, il est proclamé que le territoire comprenant une nouvelle autoroute doit être plus harmonieux et sensible « avec elle », plutôt que sans elle. Ce défi nécessitait la mise en œuvre simultanée de deux politiques. Tout d’abord, l’infrastructure elle-même devait dialoguer avec les structures paysagères préexistantes, soit pour les souligner, soit pour créer un contraste assumé avec les éléments précédents. Construite à la fin des années 1980, l’autoroute des Titans, menant à Genève depuis la vallée de la Saône à travers les escarpements du Jura, est devenue une référence, avec sa succession de tunnels et de viaducs traversant audacieusement de profonds ravinements. Ensuite, le territoire perçu depuis l’autoroute devait faire l’objet (avec un financement dédié représentant 1 % du coût total de l’infrastructure) de campagnes de restauration paysagère : plantation de nouvelles haies, démolition d’ajouts disharmonieux à d’anciennes constructions, mise en valeur des éléments paysagers significatifs comme les clochers d’églises, etc. Cette revendication de « l’autoroute comme nouvelle structure paysagère harmonieuse » a comme spectaculaire emblème le viaduc de Millau. Ses extraordinaires piliers de 343 mètres sont reliés par des câbles blancs au mince tablier linéaire du pont long de 2 460 mètres.

Les infrastructures de l’après-pétrole seront paysagères ou ne seront pas

Au début du XXIe siècle, cette alliance entre les infrastructures de transport et l’aménagement paysager a connu une régression. Le réseau autoroutier français était presque terminé et les gestionnaires des réseaux ferrés ou même du canal Seine-Nord Europe en étaient restés au principe, prudent, mais illusoire, de la recherche de l’invisibilité. Cette rechute vers le monofonctionnalisme est malencontreusement survenue à l’heure où la prise de conscience du réchauffement climatique crée justement le besoin de nouveaux types d’infrastructures, dont les principes de réalisation sont l’objet de notre dernier épisode. La mobilité post-pétrolière consistera certes en moins de déplacements (télétravail), mais surtout en trajets collectifs à l’intérieur et entre les villes : en train, tramway, covoiturage ou mobilités « actives » à vélo et à pied. Il faudra donc construire de nouvelles voies ferrées de proximité et de longue distance, des pistes cyclables ou piétonnes, des réseaux maillés de transports urbains si l’on veut vraiment que nos concitoyens – y compris les convoyeurs de marchandises – abandonnent le véhicule individuel pour se déplacer dans les villes ou entre elles. Ces nouveaux travaux feront parfois face à des oppositions, comme le montrent les contestations de nouvelles voies ferrées à grande vitesse ou même de pistes cyclables de la part de leurs voisins immédiats…

Et si l’on veut éviter les aléas juridiques fondés sur le respect du vivant (la multiplication des « 27 février 2025 »), il faut évidemment que les projets soient impeccables de ce point de vue. Mais la prise en compte du vivant n’est-elle pas une dimension majeure d’une démarche paysagère bien conduite, au même titre que la participation des populations ? Pour toute future « infrastructure post-pétrole », la dimension paysagère du projet doit être fortement affirmée. Une telle déclaration pourrait permettre aux citoyens d’entrer dans un débat apaisé à l’échelle territoriale pertinente sur ce que la route ou le train ajouterait ou supprimerait dans la vie quotidienne ou dans la perception du territoire. Moins que jamais, on ne saurait concevoir une seule infrastructure de transport sans une approche interdisciplinaire, sans dialogue territorial, et sans un lien intime entre l’utilité et la beauté. En d’autres termes, sans paysage.

Jean-Pierre Thibault

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Couverture : Jean-Yves Chapuis, crédit : Studio Warmgrey

Photo : Jean-Pierre Thibault, crédit Alain Merckelbagh

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