Chantal Deckmyn : « Comprendre que la ville peut nous soigner »

Au carrefour des sciences sociales, de la psychanalyse et de l’architecture, Chantal Deckmyn a tracé une trajectoire singulière. Architecte-urbaniste de formation, elle a dirigé pendant quinze ans Lire la ville, une structure à la fois atelier urbain et agence de reconversion professionnelle. Elle a mis au point une méthodologie sensible d’observation et d’analyse des lieux et des personnes. Chantal Deckmyn prône un urbanisme de la réparation, attentif aux détails, et milite pour rouvrir un espace public de plus en plus contraint, afin qu’il retrouve sa vocation première : devenir un lieu d’hospitalité face à la disparation progressive de la ville.

En quoi votre enfance à La Timone, que vous retracez dans votre mémoire de diplôme, a‑t-elle nourri votre rapport sensible et votre pratique de la ville ?

Quand j’ai commencé mes études, je me posais beaucoup de questions sur l’architecture qui m’était contemporaine et sur le rôle de l’espace dans lequel nous vivons, sur ce qui s’y joue. C’était la fin des années 1960. Je suivais parallèlement une formation de psychanalyste. À la fin de mes études mon interrogation était devenue : « Est-ce que l’espace construit nous construit et, si oui, comment ? » À l’époque, il n’existait pas vraiment de littérature sur le sujet, excepté peut-être un ouvrage d’Edward T. Hall (1) qui me paraissait assez fantaisiste. Pour mon diplôme, j’ai donc choisi de me donner mon propre terrain : décrire dans un texte-témoin l’espace de mon enfance et tenter d’analyser de quelle manière il avait pu me façonner (2). En fait, je ne mesurais pas dans quoi je me lançais. Nous vivons tous dans des stratégies spatiales et dans des logiques d’organisation dont nous ne sommes pas forcément conscients. Il m’a fallu du temps pour les appréhender.

J’ai vécu mon enfance dans un lieu particulier : l’hôpital psychiatrique de La Timone, à Marseille, où mon père avait son logement de fonction. C’était un espace de 22 hectares, entièrement structuré, hiérarchisé et à l’écart de la ville. Mais pour nous, enfants, c’était un extraordinaire terrain de jeu. Je m’y trouvais dans mon élément et parfaitement à l’abri, en même temps que séparée du monde fascinant de la ville, là où se déroulait la vraie vie. J’étais en tension entre mon espace enclos, dont je connaissais les règles et les moindres recoins, et ressentais une irrésistible attraction pour cette ville relativement inconnue, donc inquiétante. Je crois que c’est parce qu’elle a longtemps été pour moi une énigme que je me suis tant attachée à la ville et à la comprendre. À écouter, lire ce qu’elle nous raconte mais aussi déchiffrer les stratégies à l’œuvre dans certains espaces. Ç’a été un long chemin. Par exemple, j’ai mis longtemps à percevoir l’analogie entre des espaces institutionnels comme celui que j’avais vécu, les « hétérotopies » de Michel Foucault, et certains des espaces produits par l’urbanisme depuis le mouvement moderne : les « zones », ces grands espaces dédiés à une fonction unique.

J’ai alors compris qu’il existait, au-delà de l’espace privé et de l’espace public, un troisième espace, régi par des règles qui n’étaient pas celles de la citoyenneté ordinaire. Écrire ce texte originel a finalement guidé tout mon parcours. Il m’a aussi fait entrer dans l’écriture qui est devenue pour moi un outil essentiel. Cette expérience initiale m’a également fait découvrir l’importance du « point de vue » dans les projets urbains et architecturaux. Plutôt qu’en surplomb ou en observateur extérieur, il fallait se placer du côté des sujets si l’on voulait éviter qu’ils soient l’objet de stratégies spatiales délétères. Cela demandait une observation rapprochée, un effort pour décrire et discerner ce que l’on voit – ce qui n’est jamais simple, car on a affaire à l’un de nos points aveugles : le piège de l’évidence.

Essayer d’entendre le point de vue du sujet a guidé toute ma vie professionnelle. Que ce soit sur les questions urbaines ou à travers la méthodologie du récit de vie que j’ai développée. L’idée est la même : s’appuyer sur la vie d’un lieu ou d’une personne, et non pas d’abord sur des modèles extérieurs ou purement théoriques. C’est ainsi que j’ai utilisé les récits de vie pour repérer les compétences de personnes qu’on considérait, a priori, comme n’en ayant pas. Donner la parole, écouter, mettre en mots et en lumière toute l’intelligence de leur expérience accumulée permet de renverser le regard, de voir la richesse qui est là. En fait, il s’agit de toujours se tenir au plus près de la subjectivité du témoignage, de la façon dont les sujets, les individus vivent leur milieu, autant spatial que social, et de la façon dont ils agissent sur ce milieu, ce qu’ils construisent à travers ça. Cette attention au sujet ne m’a jamais quittée : elle est l’une des constantes qui relient les différents chemins de mon parcours.

Pouvez-vous revenir sur les grandes étapes de votre parcours professionnel et intellectuel ?

J’ai commencé par des études de philosophie. Il me semblait que c’était la seule discipline vraiment nécessaire pour apprendre à vivre. Mais dans les années 1960, la faculté formait surtout des professeurs de philosophie, ce qui ne m’intéressait pas. Mon autre pôle d’attraction, c’était les Beaux-Arts, et là, j’ai finalement opté pour l’architecture. J’ai commencé à Marseille et terminé à Paris, à UP6. En même temps, je suivais les cours du département psychanalyse de Vincennes ainsi qu’une formation avec l’École freudienne. Puis, j’ai passé un diplôme de recherche en anthropologie à… 55 ans. J’y ai été poussée par une chercheuse qui travaillait sur les mêmes thèmes que moi – la ville, le travail et le récit de vie. Je dirigeais alors une structure de dix salariés, je manquais de temps et j’avais peu lu les auteurs. Je m’y suis plongée durant tout l’été 2000 et j’ai passé mon diplôme en septembre. En fait, je faisais de l’anthropologie sans le savoir et ce diplôme est plutôt venu valider des années de pratique. C’est comme cela que mon parcours s‘est joué relativement en décalage par rapport aux voies classiques. Mon profil n’est pas celui d’une chercheuse universitaire.

Anamnèse cartographique de Cabriès (Bouches-du-Rhône) : 1936, 1970, 2006, par René Borruey, architecte et historien.

Vous avez développé une pratique originale fondée sur le récit. En quoi consiste-t-elle ? 

Ce travail sur La Timone m’avait permis d’éprouver et d’éclairer sous différents angles mon objet de travail : l’espace. Puis, à la fin des années 1970, tout à fait par hasard, je me suis retrouvée impliquée dans un organisme qui avait pour mission d’élaborer et d’expérimenter les prototypes des bilans de compétences et de l’accompagnement des personnes en recherche d’emploi. Je n’ai jamais eu de plan de carrière ; je cherchais surtout à gagner ma vie et quand une opportunité se présentait, je m’y essayais. Par curiosité, j’avais suivi une formation de formateur et en dynamique de groupe, c’est comme ça que je me suis retrouvée là.

Au départ, je n’avais aucune intention d’y rester : l’entreprise, le chômage, tout ça m’était étranger. Mais très vite, j’ai vu que je pouvais transposer l’approche que j’avais jusque-là appliquée à moi-même et à l’espace. Il s’agissait d’aider des chômeurs à s’orienter et à rédiger leur curriculum vitæ pour retrouver du travail. J’ai proposé aux gens de retracer avec eux le récit de leur vie. Cela faisait apparaître et repérer toutes les compétences qu’ils avaient accumulées. La méthode est simple mais exigeante : demander aux personnes de partir de leur naissance – et souvent de remonter sur une ou deux générations pour comprendre le contexte –, puis de raconter de manière chronologique ce qui s’est passé. Cela suppose de canaliser la personne sur elle-même et sur la chronologie : les gens sautent spontanément à la fin de l’adolescence. Or, l’enfance est la période la plus longue de la vie et la plus formatrice. Il faut donc les aider à explorer pas à pas chaque étape.

Au début tout était oral. Je suis passée à la transcription au moment où j’ai saisi la force du récit écrit pour le narrateur. Le récit reste une fiction, mais il construit une cohérence, une unité qui se concrétise dans l’objet fini : un volume de 50 à 150 pages qu’on peut lire et relire. Les récits sont des objets littéraires et ceux-là, la transcription fidèle d’une parole factuelle, sont particulièrement beaux. Ce travail m’a donné une certitude : absolument personne n’est dénué de compétences. Il y en a toujours trop. Reste à les articuler entre elles, parfois de façon inattendue, pour qu’elles correspondent à des activités existantes ou bien pour en inventer de nouvelles.

Propos recueillis par Rodolphe Casso et Maider Darricau 

Lire la suite de cet article dans le numéro 446 « Territoires du soin » en version papier ou en version numérique

Couverture : Mathieu Persan 

Crédits photos : Patrice Terraz / Divergence et C. D. 

Notes : 1/ La Dimension cachée, Edward T. Hall, Doubleday, 1966.

2/ L’Enfant de La Timone. L’espace d’une enfance et ce qui s’ensuit, Chantal Deckmyn, 1974/2025, inédit.

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