Alexandre Born : « Notre métier est devenu celui de gestionnaire immobilier, de bailleurs solidaires »
C’est en 2019 que Bellevilles a vu le jour. Ancrée dans l’économie sociale et solidaire, cette foncière rachète des bâtiments qu’elle valorise pour les louer ensuite à prix modérés. Alexandre Born, l’un des cinq cofondateurs, revient sur la genèse et les projets de sa société labellisée Esus (entreprise solidaire d’utilité sociale) et Finansol.
Pouvez-vous nous retracer votre parcours et ce qui vous a conduit à créer la foncière Bellevilles ?
Je suis diplômé en bâtiment durable à l’INSA (Institut des sciences appliquées) de Toulouse ainsi que trois de mes associés. J’ai commencé comme ingénieur travaux. Puis, j’ai fait de la maîtrise d’ouvrage sur des réhabilitations lourdes, notamment à Paris. Ensuite, j’ai dirigé le développement d’une agence d’architecture. Les autres associés ont pris des chemins différents : logement social, architecture, entrepreneuriat social et, pour le 5e associé, l’immobilier commercial. Notre point de départ était la complémentarité des métiers afin d’essayer de mieux faire le nôtre. Si l’on veut bien agir dans le milieu de l’urbanisme, de l’immobilier, de la construction, etc., c’est un bon atout de pouvoir maîtriser toutes ces questions. Ce sont des fondamentaux que nous avons intégrés dans Bellevilles. C’était aussi un défi, car beaucoup de nos compétences venant du milieu de l’économie sociale et solidaire (ESS), il fallait aller en chercher de nouvelles : immobilière, financière, dans la construction, l’architecture, avec un regard sur l’esthétique. Cela s’est fait au fil du temps. Les dernières compétences qui nous ont rejoints concernent la gestion d’actifs, de fonds et la levée de fonds.
Mais pas d’urbanistes ?
Effectivement, nous n’avons pas d’urbanistes dans l’équipe. En fait, je pense que nous n’avons pas encore passé le cap de nous dire que nous avons un impact réel sur la dimension urbaine. Nous avons un impact sur l’objet, l’immobilier, la consommation. Bien sûr, notre travail a trait à l’urbanisme : nous touchons les citoyens, les personnes qui investissent, celles qui vivent dans les immeubles, etc. Mais j’avoue avoir une vision un peu théorique de l’urbanisme : c’est la manière dont on aménage une ville, un territoire, et ça, ce n’est pas notre métier premier. En revanche, nous sommes bien placés pour savoir comment on peut agir sur la façon dont les gens vivent. Il y a aussi un effet de réalité ; nous cherchons les compétences selon nos besoins. J’aimerais aussi réunir des sociologues, des chercheurs…
Que représente Bellevilles aujourd’hui ?
Nous sommes entre 35 et 40 salariés, dont cinq associés fondateurs, répartis sur trois régions : l’Ile-de-France, l’Occitanie et le pourtour méditerranéen. Et bientôt le Pays basque, à Bayonne, où je vais m’installer. J’espère pouvoir travailler avec le milieu de l’ESS là-bas; je suis assez admiratif de ce que fait le COL [Comité ouvrier du logement, spécialiste de l’accession sociale à la propriété, ndlr] ou Alda [« changer », en basque, association défendant les intérêts et aspirations des populations, familles et personnes des milieux et quartiers populaires].
Est-ce que les objectifs initiaux ont évolué depuis ces six ans que vous avez créé la foncière ?
Oui, il y a eu plusieurs séquences d’évolution. Tout d’abord, comme nous n’avions pas énormément de capitaux, nous pensions n’intervenir que dans les villes moyennes. Ainsi, nous pouvions y acheter des immeubles pour les rénover, avec une belle réhabilitation, comme de la pierre simple, des beaux matériaux, des menuiseries en bois, par exemple, avec une esthétique mettant un peu en valeur le bâtiment patrimonial ordinaire, mais assez sobre afin de garder des prix bas pour des gens qui ont besoin de se loger. C’était un peu notre idée de départ, parce que cela semblait à notre portée. Puis, finalement, nous nous sommes retrouvés à faire à peu près 50 % de nos investissements dans des zones tendues. Comme la foncière a grandi, nous avons eu accès à davantage de financements, davantage de partenaires et, de fait, nous avons réussi à faire des interventions importantes dans des villes comme Paris, Toulouse ou Marseille. En revanche, nous n’avons fait qu’une opération en zone rurale, près de Rodez, à Arvieu, un petit village assez enthousiasmant qui a une activité forte autour du numérique. Avec une coopérative locale, nous avons acheté un ancien domaine, le château, qui a été rénové en logements. Et puis nous sommes sortis du projet parce qu’ils se sont autonomisés.
Qu’est-ce qui est le plus compliqué pour vous ?
C’est plutôt l’accès au financement. Nous connaissons et aimons bien les territoires des villes moyennes, nous intervenons à Sète, Montereau, Verdun, Albi, au Havre, même. Mais pour toutes ces villes, le modèle économique est contraint. Le principal problème, c’est que ça coûte quasiment aussi cher qu’en zone tendue, sauf que le prix du marché est beaucoup plus bas. Nous sortons des opérations qui sont « ric-rac » entre le coût du marché et le prix de revient. Pour être plus clair, nous empruntons sur dix-sept ou dix-huit ans. En ville moyenne, ça ne passe pas. Il faudrait emprunter sur quarante ans pour pouvoir sortir beaucoup d’opérations. Donc, je pense que notre maturité et le plaidoyer que nous ferons nous permettront, au fil du temps, d’être de plus en plus capables de défendre de meilleures conditions au niveau ministériel.
Comment vous financez-vous, justement ?
C’est lié à notre autre évolution. Nous venions du projet, de l’« archi », de la construction, etc., et nous avons fait une vingtaine d’acquisitions. Nous avons sorti tous nos projets, que maintenant nous gérons. Notre métier est devenu celui de gestionnaire immobilier, de bailleurs solidaires, si je puis dire. Donc, nous sommes passés du montage de projet vers la gestion d’actifs. Maintenant, la troisième étape, c’est la partie levée et gestion de fonds. Concrètement, nous venons de créer la SCA Foncière Bellevilles, qui nous permet de lever des capitaux institutionnels et citoyens et de proposer un dispositif de fiscalité pour les citoyens de réduction d’impôt de 25 %, si l’argent reste investi pendant cinq ans minimum. C’est un autre mouvement : d’abord, on lève des capitaux ; ensuite, on fait nos projets ; enfin, on les gère. Dès le début, nous avons créé notre structure de construction et promotion. Puis, nous avons remonté cette chaîne jusqu’à aller capter les financements directement au plus près des gens. Aujourd’hui, quiconque peut aller sur notre site s’il souhaite investir directement.
C’est un nouveau métier pour nous. Quand on achète, on exploite nos lieux, on a un peu plus d’impact parce que c’est la vie du bâtiment sur le temps long. Et on peut participer à faire évoluer les comportements d’un citoyen qui prend conscience de son épargne, visibiliser son action, vulgariser nos messages, etc. Nous intervenons sur trois types de projets : la réhabilitation de logement pour le louer à des prix abordables, des tiers-lieux et des locaux d’activité pour l’ESS. Par exemple, on achète un immeuble d’activité, puis on travaille avec des associations ou des artisans, des acteurs culturels ou des acteurs de l’ESS, pour comprendre leur métier, à quels enjeux ils répondent aux niveaux local, social, écologique, pour que notre prix de loyer soit cohérent avec leurs capacités financières. Il s’agit de trouver un équilibre entre ces différents facteurs (emprunts, négociations, prix d’achat, normes de sobriété) afin d’obtenir un prix raisonnable pour eux et viable pour nous.
Y a‑t-il des modèles à l’étranger qui vous ont inspiré ?
Nous nous sommes inspirés du transitoire, d’abord en France, avec Yes We Camp et Plateau urbain, qui sont devenus des copains, puis Communa, en Belgique… En Allemagne, nous avons rencontré le Mietshäuser Syndikat [coentreprise coopérative et non commerciale qui aide les communautés à acquérir un espace de vie abordable à long terme via un accord de propriété collective légale] ; en Suisse, à Bâle, la Fondation Edith Maryon [dont l’ambition est de soustraire des biens immobiliers à la spéculation]. Au niveau immobilier, ce sont plutôt des coopératives qui bénéficient de dons et qui ont statutairement interdit la revente ; ce que nous n’avons pas encore réussi à faire. En Belgique, à Bruxelles, la coopérative immobilière Cobha a été lancée en 2024, inspirée des Community Land Trust [organisme foncier solidaire favorisant l’accès au logement, les coûts y sont abordables et inférieurs au prix du marché], chaque membre-habitant est coopérateur et loue son propre logement au coût réel d’exploitation de l’immeuble.
Que représente l’investissement citoyen en termes de part de la masse d’investissement global ?
L’épargne française représente deux fois le PIB de la France, qui est de 3 000 milliards, soit 6 000 milliards qui sont placés dans des livrets A, des assurances-vie, etc. Et cet argent, dont on pense qu’il dort sur le livret A, en fait, il finance le logement social. Sur ces 6 000 milliards, seulement 0,5 % est fléché vers l’épargne solidaire, donc 30 milliards, qui comprennent des fonds 90–10 [ces fonds sont tenus d’investir entre 5 et 10 % de leurs actifs dans des organismes agréés « entreprise solidaire », loi Fabius de 2001]. Donc, seule une faible part de ces 30 milliards est investie directement dans les entreprises solidaires. Notre enjeu, avec toutes les foncières solidaires et les acteurs de l’ESS, c’est d’essayer de faire grossir ce volume de 30 milliards sur les 6 000, donc ces 0,5 %. En termes d’investissement citoyen, au cours des cinq dernières années, nous avons collecté plus de 5 millions d’euros, dont environ 3,5 millions d’euros par le biais d’une plateforme de crowdfunding. Depuis, sur notre propre plateforme, mise en place avec un partenaire, nous avons collecté directement, ces derniers mois, quelques centaines de milliers d’euros auprès d’investisseurs citoyens. Maintenant que nous savons collecter en direct, il s’agit d’acquérir une certaine visibilité.
Propos recueillis par Rodolphe Casso et Maider Darricau
Lire la suite de cet article dans le numéro 444 « Un urbanisme français ? » en version papier ou en version numérique
Couverture : Juliette Nicot
Photos : Alexandre Born (en bas à gauche) et l’équipe de Bellevilles, crédit : Bellevilles ; La Halle aux poissons, au Havre, crédit : La Halle aux poissons