La périphérie, c’est par ici

Loin de Paris, la géographe Louise Haran, responsable des opérations de La Vigotte Lab, expérimente l’urbanisme permacole en terre vosgienne. De la théorie à la pratique, au-delà de l’image d’Épinal.

 

Quand je suis arrivée à La Vigotte, par une froide nuit d’hiver et por­tant un sac à dos arbo­rant une carte de France barrée d’un che­va­le­resque « Au ser­vice des ter­ri­toires », ves­tige d’un ancien poste dans l’administration cen­trale retrouvé au fond d’une armoire, je n’en menais pas bien large. Car quand on quitte Paris pour s’installer dans « les ter­ri­toires » avec ça sur le dos, on sent rapi­de­ment une cer­taine gêne poindre au fond de soi. Allez donc deman­der votre che­min dans un hameau plongé dans l’obscurité et où est rangé le bois pour faire du feu avec un tel apa­nage. Pre­mier décalage.

Alors ça y est ? C’est ici « les ter­ri­toires », la « périphérie » sur laquelle se penche la sol­li­ci­tude de Paris et de la pro­fes­sion ? On dirait bien, oui ; un cas d’école, même. La Vigotte est un hameau d’une ving­taine d’âmes en périphérie d’un petit bourg rural, lui- même périphérique de Remi­re­mont, une cen­tra­lité de moins de 8000 habi­tants. La com­mu­nauté de com­munes s’est baptisée « Porte » des Vosges méridionales ; elle est aux franges de l’aire d’influence d’Épinal, aux confins de la Région Grand Est, et même sur la ligne de par­tage des eaux entre deux grands bas­sins hydro­gra­phiques 1. C’est dire si la périphérie, ici, on connaît. Dans les pas de Corinne Morel-Dar­leux 2, l’on pour­rait même s’y prêter à une « gym­nas­tique des confins », l’Inde en moins. Car le tableau rural est par­fait, dans toute sa dualité.

Côté pile, une char­mante petite ville médiévale aux façades colorées, entourée de hameaux et de fermes tra­pues lovées au creux des prai­ries ver­doyantes qui tapissent ces ver­sants de moyenne mon­tagne ; un tou­risme flo­ris­sant ; un muns­ter délicieusement odo­rant. Côté face, des bourgs un peu sur le déclin, des vil­lages d’avenir et des petites villes de demain, des vallées qui se désindustrialisent et un reve­nu médian plutôt en bas du clas­se­ment. Voi­là pour la pho­to vue du ciel. À hau­teur d’hommes, de femmes et de sapins cepen­dant, je ne vois plus très bien de quel centre nous serions ici la périphérie, ni de quel « ser­vice », venu d’on ne sait où, pour­rait ici se faire sen­tir le besoin. Les per­sonnes que je ren­contre sont agri­cul­teurs, petits pro­duc­teurs, ouvriers, char­pen­tiers, fores­tiers ou fro­ma­gers, ils construisent des pro­jets qui font vivre le ter­ri­toire et j’ai fran­che­ment l’impression que c’est très bien comme ça. D’ailleurs, cer­tains ne cachent pas qu’ils en ont un peu marre que « les Pari­siens » parlent et pensent pour eux, les ruraux, avec un ton par­fois plein de commisération. Ils aime­raient juste pou­voir conti­nuer à uti­li­ser leurs ser­vices publics, vivre et tra­vailler tranquilles.

Tra­vailler. Quand je repense aux innom­brables tables-rondes où l’on s’est cent fois demandé en chœur « com­ment réinventer l’aménagement des ter­ri­toires à l’heure des tran­si­tions», alors qu’à la sor­tie de la salle, gonflés à bloc de théories et de cartes de visite, per­sonne n’en savait vrai­ment davan­tage sur com­ment faire, « concrètement », pour construire nos bâtiments sans aller cher­cher les matériaux à plu­sieurs cen­taines de kilomètres ni pro­duire notre ali­men­ta­tion sous un cli­mat de plus en plus sec, je m’interroge.

Je m’interroge sur tout ce temps passé à conce­voir des réponses théoriques à des ques­tions tout aus­si théoriques, parce que bien sou­vent formulées de façon généralisante et décontextualisées, pour trou­ver la recette miracle. À s’inquiéter ensuite que « la tran­si­tion » n’aille pas assez vite, alors que cha­cun pense sincèrement avoir fait sa part, via tel plan stratégique publié, tel outil numérique inter­ac­tif mis en ligne ou tel guide méthodologique dûment envoyé dans les boîtes mails des « acteurs de ter­rain ». Les­quels, bien sûr, n’auront sou­vent pas le temps de s’en sai­sir, happés qu’ils sont par leur tâche quo­ti­dienne – c’est d’ailleurs la rai­son d’être de l’ingénierie ter­ri­to­riale, d’« accom­pa­gner » la réflexion stratégique de ceux qui n’en ont pas la pos­si­bi­lité ou le temps.

Louise Haran

Les cha­lets de la Vigotte, jan­vier 2024, Pho­to : Louise Haran 

1/La Vigotte se situe sur la ligne de par­tage des eaux entre le bas­sin Rhin-Meuse, au nord, et le bas­sin Méditerranée‑Rhône-Corse, au sud. De ruis­seaux en rivières et en fleuves, les sources et gouttes de pluie qui s’écoulent à La Vigotte finissent leur che­min dans la Méditerranée !
2/Corinne Morel-Dar­leux, Alors nous irons trou­ver la beau­té ailleurs. Gym­nas­tique des confins, Liber­ta­lia, 2023.

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