Tivoli GreenCity : « Nous voulions évaluer ce qu’il restait de notre intention de départ »
En amont de la conférence du 9 avril « Comment mesurer la réussite d’un quartier ? Indicateurs et défis », qui a présenté les résultats de l’évaluation coconstruite entre citydev.brussels et l’École urbaine de Sciences-Po, nous avons rencontré Benjamin Cadranel, CEO de cet opérateur public de la région de Bruxelles, pour évoquer l’histoire de cette ville singulière dans le paysage européen et le rôle cardinal de citydev.brussels dans les dynamiques économiques et urbaines.
Comment est né le projet Tivoli GreenCity ?
Je n’étais pas encore CEO de citydev.brussels, mais j’ai connu les prémices du projet avec une autre casquette lorsque j’étais secrétaire du gouvernement bruxellois. Bien que la conception du projet ait démarré en 2010, son fondement théorique avec une approche holistique des problématiques de développement durable est antérieur.
Tivoli GreenCity, qui est une opportunité foncière acquise en 2004, a réellement commencé en 2008 avec la rédaction d’un master-plan. L’idée du projet était d’avoir une grande mixité sociale, avec 2/3 de logements acquisitifs abordables (produits par citydev.brussels) et 1/3 de logements locatifs sociaux – au sens bruxellois –, ce qui correspond à l’échelle la plus basse du HLM en France. Dans le courant des années 2000–2010, l’agenda climatique est devenu central et nous avons évolué vers une approche « totale » – de la récupération des eaux, du verdissement des espaces, de l’isolation des bâtiments ainsi que de la mixité sociale.
La Région de Bruxelles a une histoire de l’habitat particulière qui dénote des capitales européennes voisines.
Entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, la construction de logements neufs à Bruxelles s’est tarie, car notre ville perdait des habitants – à l’époque nous étions un million sur 170 km². Nous avions une périurbanité plutôt pavillonnaire et bourgeoise et un centre-ville avec beaucoup d’industries, qui sont parties peu à peu du fait de la désindustrialisation. Le bâti se dégradait, des zones entières se paupérisaient et concentraient des problématiques sociales.
Dès 1974, la Société de développement de Bruxelles-Capitale (SDRB, renommée citydev.brussels en 2013) avait été chargée de réindustrialiser le territoire. En 1988, du fait de notre expertise, et de notre grande capacité à mobiliser du foncier, les responsables bruxellois de l’époque nous ont confié la rénovation urbaine pour développer des logements là où le marché ne pouvait le faire.
Notre modèle est simple : la Région bruxelloise subventionne un tiers du logement et en contrepartie le résident doit y habiter pendant au moins vingt ans. C’est à la fois une clause anti-spéculative et une volonté d’avoir des propriétaires occupants qui vont, par leur présence, régénérer le quartier. Il est malgré tout possible de revendre ou de mettre le logement en location pour certains motifs et à des prix plafonnés pendant la période de conventionnement.
L’obligation de résider dans nos logements est passée de dix à vingt ans en 2014 : cela montre la nécessité d’avoir une clause anti-spéculative évolutive. Bruxelles a beaucoup changé en dix ans, notamment sur le plan démographique – de 1 million d’habitants, dans les années 1950, à 950 000, dans les années 1990, puis 1,3 million d’habitants, aujourd’hui. Nous sommes passés d’un objectif de régénération urbaine à un objectif de logement abordable.
Quelles sont les caractéristiques de l’écoquartier Tivoli et de son environnement ?
Il se situe à proximité du canal et d’un ancien site industriel, en grande réurbanisation. Le master-plan initial avait un objectif de mixité sociale, avec ce modèle de logement acquisitif développé ci-dessus. Le coût de revient était autour de 3 000 € du m², et comme nous financions un tiers, il revenait à 2 000 € du m².
L’enjeu a toujours été d’être un opérateur de revitalisation urbaine par le logement, avant même de rendre le logement accessible. À l’époque les prix étaient assez bas, mais il fallait quand même payer environ 150 000 € pour un logement. Les appartements bruxellois sont plus grands que les appartements parisiens.
Les personnes qui ont accès à des logements de citydev.brussels ont des revenus moyens. En 2010, la moyenne de ressources des acquéreurs (à Bruxelles) était de 65 000 € brut de revenus par ménage. Dans les faits, nous travaillions dans les quartiers où le foncier n’était pas trop cher, où tout le monde ne voulait pas forcément habiter.
Le revenu moyen et médian des acquéreurs se situe en réalité autour de 30 000 € de revenus bruts par an. Nous visons la classe moyenne : les gens qui travaillent, par exemple, dans la fonction publique et qui peuvent avoir accès à la propriété. Dans le quartier Tivoli, les acquéreurs sont mélangés, îlot par îlot, avec des personnes qui bénéficient d’un logement social – des primo arrivants et des bénéficiaires des allocations sociales. Nous sommes à la frontière avec Molenbeek, à proximité du canal.
Comment avez-vous pensé l’attractivité du quartier et les espaces publics ?
Une des ambitions de Tivoli était de proposer de la mixité fonctionnelle. Les zones dans lesquelles nous intervenons étant souvent des friches industrielles, nous ne voulions pas chasser toute l’activité qui s’y trouvait. Par ailleurs, conserver de l’activité économique en ville est l’une de nos missions. Initialement, l’industrie prenait beaucoup d’ampleur au sein même de la ville.
Aujourd’hui, l’emploi industriel s’est fortement diversifié et spécialisé, raison pour laquelle il s’est fortement fragmenté. Nous avions le souhait de conserver le tissu économique productif, car Bruxelles, presque autant que Paris, se tertiarise beaucoup. Nous voulions garder de l’activité productive, juxtaposée aux autres activités.
La typologie du quartier s’y prêtait bien : nous sommes à la frontière entre le port – la ville industrielle, avec des entrepôts logistiques juste à côté – et le quartier de Laeken-Bockstael à Molenbeek, qui lui est socialement marqué par une population jeune, avec un taux de pauvreté fort et un bâti très ancien, typiquement bruxellois.
C’était l’occasion de faire de l’espace public une transition entre l’espace habité et l’espace industriel, sans que l’un n’exclue l’autre. C’est une approche holistique surtout axée sur l’environnement. Nous n’étions pas encore sur des bâtiments neutres au niveau carbone, mais la totalité des bâtiments sont passifs et 35 % zéro énergie. Nous nous occupions déjà de la réduction de l’artificialisation des sols et du maintien de la nature existante. Il y avait trois arbres remarquables, le quartier s’est construit autour.
En termes d’équipements publics, il y avait déjà quatre écoles dans le quartier, et nous avons construit deux crèches. Nous avons essayé de privilégier les mobilités douces, bien que le quartier soit assez mal desservi par les transports en commun. Il y a une ligne de métro à 1 km, ce qui est beaucoup pour Bruxelles. Nous avons ainsi travaillé avec la Société de transports publics bruxelloise afin qu’une ligne de bus soit prolongée jusqu’au métro. Le plan aujourd’hui est d’ajouter une ligne de tramway à 500 mètres du quartier. C’est le work in progress du site.
Vous avez reçu de nombreux prix et certifications pour cet écoquartier. En quoi était-il innovant au moment de sa conception par rapport aux écoquartiers existants ?
Ce qui distingue réellement Tivoli des autres quartiers que nous avons visité ailleurs en Europe, ce n’est pas nécessairement qu’il va plus loin en termes d’ambition environnementale, car le quartier le plus récent sera toujours plus ambitieux que celui d’avant. Si nous avions fait Tivoli aujourd’hui, en plus d’être bien isolés, les bâtiments auraient été construits avec des matériaux biosourcés, une pratique qui sera standard dans dix ans.
C’est surtout au niveau de la mixité sociale et fonctionnelle qu’il se distingue. Je pense que peu de constructeurs et planificateurs sont allés aussi loin que nous dans la volonté de ne pas faire un quartier de classe moyenne et supérieure, réservé à des ingénieurs. Nous avons créé un bout de ville dans la ville. Malgré la qualité du bâti et les prix, ce n’était pas forcément le quartier le plus attractif de Bruxelles, c’était un sacerdoce de s’installer à cet endroit-là.
Qui plus est, nous avons inauguré le quartier en 2019, juste avant la période Covid. Nous sortions d’années compliquées aussi – les attentats de 2016 –, Molenbeek est devenue mondialement connue pour des mauvaises raisons. C’est la force du projet de s’adresser à des classes moyennes inférieures, alors que tous les écoquartiers aux allures parfaites que l’on voit aujourd’hui tirent les prix vers le haut et s’adressent à une classe aisée.
Cela fait maintenant six ans que le quartier est habité, est-ce que la faible connexion du quartier au reste de la ville est un frein ?
La mobilité est un élément prégnant, en effet, mais pas pour les raisons que nous croyons. L’utilisation de la voiture est totalement découragée au sein du quartier, mais la présence d’écoles fait qu’elle est encore très présente. Culturellement, les Bruxellois sont très attachés à la voiture et le système de transports en commun n’est pas aussi performant que celui de Paris, par exemple.
Cependant, quelque chose a révolutionné la mobilité à Bruxelles : le vélo. C’est un mode de transport qui ne fonctionnait pas avant, et ce n’est pas la faute du climat, c’est le dénivelé permanent auquel s’ajoute la forte présence du pavé. Ce qui a révolutionné la mobilité ce sont les vélos électriques, qui sont une bonne alternative à la voiture. La mobilité douce fait de gros progrès, les infrastructures commencent à bénéficier de gros investissements.
Comment avez-vous travaillé sur les rez-de-chaussée commerciaux ?
Modestement. Nous n’avons pas la même culture qu’à Paris, car nous n’avons pas la même densité. Même si la densité de Tivoli est assez importante, celle de Bruxelles n’est que de 7 500 habitants/ km². Dans certains quartiers très résidentiels, il n’existe pas la culture de la boulangerie de quartier, et les promoteurs peuvent être frileux sur l’ajout de cellules commerciales dans leur bail.
Dans le contexte de Tivoli, nous avons été malchanceux : le joli café que nous avions prévu sur la place a eu du mal à trouver preneur en pleine pandémie. Aujourd’hui, il y a une supérette, nous avons quelques services…, ce n’est pas le liseré commercial dont nous aurions rêvé, mais, à Bruxelles, cela reste un pari risqué, car les gens vont plutôt dans les noyaux commerciaux.
Les enseignes qui s’installent parfois dans les espaces commerciaux dédiés ne sont pas des commerces qui favorisent la ville de proximité. Mais il y a d’autres manières d’activer les rez-de-chaussée, notamment avec les activités productives. Au sein du quartier Tivoli GreenCity, on trouve le bâtiment Greenbizz qui propose des ateliers de production artisanale – chocolatiers, micro-brasseurs, un fablab –, mais aussi des bureaux alloués à des start-up qui travaillent sur de l’économie circulaire. Ce bâtiment est une vitrine du quartier.
Vous avez lancé un appel d’offres pour une évaluation à cinq ans du quartier, ce qui est plutôt rare dans l’aménagement. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Nous voulions évaluer ce qu’il restait de notre intention de départ. Traditionnellement, c’est lorsque les personnes commencent à habiter les logements que les problèmes commencent. Quelques bricoles n’ont pas fonctionné, certaines choses ont été mal pensées ou mal conçues. Nous avons une problématique spécifique à Tivoli : de nombreux acquéreurs n’ont pu acheter leur logement que parce qu’ils pouvaient bénéficier d’une forte aide publique. Ils n’ont pas tous forcément intégré les charges de copropriétés dans leur projet financier. Étant donné que ces personnes ont acheté auprès d’un pouvoir public, ils sont méfiants, ils ont l’impression d’être dupés et que la vérité a été omise.
Nous ne sommes pas des promoteurs privés, mais nous avons tenté une expérience avec Tivoli GreenCity et nous avions envie de voir si elle portait ses fruits ou non. Dès 2021, nous avons lancé une enquête auprès des habitants pour comprendre comment le quartier fonctionnait. Lors de l’acquisition de leur logement, nous avons fait signer à chaque habitant.e une charte de durabilité, et nous souhaitions comprendre son fonctionnement dans les faits.
Nous avons adressé les questions de la manière la plus concrète possible. Nous avons enquêté sur la satisfaction en interne des habitants acquéreurs. Problème : ils n’ont pas toujours envie de répondre, donc nous avons des soucis de représentativité. Il y a toujours un biais dans les questionnaires et nous avions vraiment envie d’avoir une vue d’ensemble sur ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas, pour tenter de résoudre ces problèmes et en apprendre pour la suite.
Le projet a coûté 120 millions d’euros, il y a un fort enjeu public et d’expérimentation. L’ambition était d’évaluer le projet pour ne pas ensuite reproduire certaines erreurs.
Pourquoi avoir choisi une école française pour évaluer votre quartier ?
En tant qu’institution publique, nous sommes soumis au respect de la loi sur les marchés publics. Plusieurs organismes ont donc été consultés et ont remis offre. L’approche de l’École urbaine de Sciences-Po Paris a été retenue pour son originalité qui consistait à analyser le quartier selon trois prismes différents : usagers, mixité fonctionnelle et métabolisme urbain. Il y avait à la fois un regard extérieur, des étudiants et de la recherche-action. De plus, la notoriété de l’École urbaine de Science-Po offrait davantage de visibilité pour la matrice qui a été inventée et est disponible en open source.
Ce qui a plu dans notre projet est précisément le fait que ce type d’étude est assez rare. Souvent, les promoteurs des écoquartiers travaillent jusqu’à la certification, qui leur permet de vendre. Ils arrêtent ensuite de s’en occuper. Comment l’éco-conscience va se développer ? Comment gérer les parties communes ? La mixité fonctionnelle est-elle un leurre ? Grâce à ce regard scientifique en évitant le sondage, nous avions accès à une rigueur académique et la possibilité de designer un outil d’évaluation d’un quartier en phase « vie » pour l’avenir.
Imaginer une matrice réutilisable pour ce quartier et potentiellement d’autres quartiers. L’objectif n’est pas de faire du service après-vente. Les espaces publics ne convenaient pas trop, ils n’étaient pas trop utilisés, mais il y avait aussi des réussites indéniables, les façades végétalisées permettent, par exemple, de limiter les effets des îlots de chaleur. Avec cette matrice, nous allons pouvoir observer les forces et les faiblesses du quartier. citydev.brussels a pour but d’expérimenter et cela fait notre force. En urbanisme, nous connaissons beaucoup d’exemples de théories formidables sur le papier, mais qui ne fonctionnent pas du tout dans la réalité.
Les espaces peu ou pas appropriés par les habitants ont-ils pu être transformés ?
Il ressort de l’étude que certains espaces communs ne sont pas du tout utilisés, ou à d’autres fins. L’étude n’était pas une conclusion, mais elle servait à donner une volonté de faire autre chose du quartier. Les buanderies gratuites n’ont pas fonctionné, par exemple, mais il est trop tôt pour dire ce que nous aurions dû faire pour que cela fonctionne.
Une des préconisations de l’étude, que je partage, est la relation entre la participation citoyenne et l’accompagnement dans le temps. J’ai le sentiment qu’un accompagnement trop long n’est pas la solution. Nous sommes là pour faire des quartiers vertueux, pas forcément pour financer les associations pour aider les gens à s’approprier les choses.
Il y a eu à l’époque de la conception un long processus de participation, et une fois les logements livrés, j’ai été demandeur que nous n’allions pas trop loin dans l’accompagnement, justement pour pouvoir voir les mérites de l’infrastructure en tant que telle, et ne pas biaiser les résultats. Se pose aussi la question du juste milieu entre l’accompagnement et le paternalisme, dans un quartier où les gens sont des propriétaires « classiques » une fois le logement livré.
> Les résultats de l’étude et la matrice sont disponibles et utilisables en open source, afin qu’elle soit diffusée et utilisée, nous l’espérons, par le plus grand nombre.
www.citydev.brussels/fr/actualites/etude-dimpact-du-quartier-durable-tivoli-greencity
Propos recueillis par Maider Darricau
© Citydev.brussels
citydev.brussels est une institution d’intérêt public en charge du développement urbanistique de la Région de Bruxelles-Capitale. Au travers de projets immobiliers, l’institution bruxelloise remplit plusieurs missions. Depuis sa création en 1974, citydev.brussels a pour mission de garder ou d’amener des entreprises en région bruxelloise en vue de favoriser le développement économique de la région et la création d’emplois bruxellois. Concrètement, citydev.brussels propose des espaces d’implantation pour entreprises de qualité à des conditions intéressantes. L’offre de citydev.brussels compte des bâtiments de tout ordre de grandeur pour accueillir les entreprises aux différentes étapes de leur développement.
Depuis 1988, citydev.brussels a également pour mission d’encourager les particuliers à venir habiter en région bruxelloise. Pour ce faire, citydev.brussels construit, en partenariat avec le secteur privé, des logements conventionnés. Ce sont des logements acquisitifs neufs pour des citoyens à revenus moyens. Les logements sont subsidiés à concurrence de 30 % par la Région de Bruxelles-Capitale, ce qui permet de les vendre à prix réduit.
Enfin, depuis les années 2000, citydev.brussels réalise des projets mixtes. Il s’agit de projets complexes et ambitieux alliant la production de logements divers, d’espaces économiques, d’infrastructures de base (voiries, égouttage, etc.), de commerces, d’espaces publics, d’équipements collectifs et de tout ce qui peut remailler ou redynamiser une ville ou un quartier.
Tivoli Greencity est le premier quartier de ce type à avoir été réalisé.