Renouveler la prospective de l’habitat et produire des logements 2/3
Quel habitat et quelle construction résidentielle en France à l’horizon 2050 ?
La session du Laboratoire Résidentiel de juillet 2024, animé par l’IEIF (2), a permis de compiler et comparer un certain nombre d’études consacrées au besoin de construction à l’horizon 2050. En termes de résidences principales à construire chaque année les chiffres proposés variaient d’environ 125 000 à près de 700 000. Il est rare que des prévisionnistes sérieux, censés étudier la même chose, débouchent sur des chiffres aussi divergents. Or, ils le sont tous, sérieux… Si on élimine les valeurs attribuables à des positions de lobby ou à des prismes très spécifiques, l’évènement interroge. Quelle pertinence des concepts utilisés ? Quels sens différents mis derrière les mêmes mots ? Quel volontarisme politique affecte les hypothèses de certains ? Et quelle est sa crédibilité opérationnelle ? Tentons de prendre un peu de recul…
De nouveaux modes de vie qui impliquent de revisiter concepts et définitions statistiques
La notion de « résidence principale » est-elle toujours adaptée pour désigner le mode d’habitat ?
La notion de résidence principale selon l’Insee, sur laquelle tous se fondent pour manier la statistique, repose sur une identité remarquable : « une résidence principale égale un ménage ». Des décennies d’études, autorisant de longues séries, reposent sur ce point de départ sans lequel il eut été compliqué de décrire les évolutions en cours. On peut se demander aujourd’hui s’il continue à être pertinent pour décrire la façon dont les Français se logent. La notion de résidence principale est-elle toujours adaptée pour désigner le mode d’habitat ? De son côté, la résidence principale définit-elle toujours l’objet pertinent à mesurer ? À l’heure de l’émergence de la multirésidentialité et des résidences spécialisées avec services qui traduisent une évolution en profondeur de la société : développement du modèle étudiant, vieillissement et traitement de la perte d’autonomie, télé-activités aux rythmes très divers induisant le coliving etc.
Les profils des ménages évoluent vite et sont plus divers
La notion de ménage, entendue au sens traditionnel du terme, ne saurait prétendre désormais décrire une norme, ainsi d’ailleurs que la notion de chef de ménage. En effet, les couples officiels durent 7 ans en moyenne, quand le taux de femmes seules avec enfants représente près de 20 % (25 % de familles monoparentales au total et ce chiffre progresse vite : 12 % en 1990), quand la recomposition familiale engendre la « garde alternée » des enfants (12 % en 2020). Ainsi, la nature des espaces nécessaires à prévoir dans le logement et l’occupation temporaire d’une partie d’entre eux constituent des donnes nouvelles à intégrer pour estimer la quantité, et la qualité, des logements nécessaires. Et cette incertitude sur les concepts, voire leur obsolescence, tombe mal quand les déterminants des besoins sont eux-mêmes en évolution du point de vue socio-économique.
Saint-Denis, crédit : Charlotte Dubois
Un tournant démographique
Les soixante-quinze dernières années ont été marquées par le baby-boom (1946−1955) et par ses répliques (daddy-boom puis papy-boom) ainsi que par une augmentation de quinze ans de la durée moyenne de vie sur la période. C’est donc la disparition totale d’une génération que nous allons connaître dans les quinze ans à venir. Sur fond de baisse de la fécondité (désormais 1,9 enfant par femme), cela signifie une période durable de solde démographique naturel négatif… qui atteint déjà la moitié des départements, les moins urbains. Et cela, dans une France où la taille moyenne des ménages ne cesse de baisser (moins de 2,2 désormais contre 3,2 en 1968), ce qui interroge sur le moindre besoin résiduel pour cause de décohabitation. Place désormais au débat mouvementé sur le solde migratoire à envisager. En effet, même 0,5 % de solde migratoire positif n’a pas le même retentissement dans la société quand le solde naturel y est de 1,5 % ou quand il y est négatif ! Place donc, également, à la controverse sur la déglobalisation et le retour sur le territoire national d’activités industrielles de faible valeur ajoutée. La nouvelle génération est-elle préparée à les assumer ? Correspondent-elles à leur souhait, en particulier du fait d’un niveau d’études supposé permettre au plus grand nombre d’échapper aux emplois les moins valorisés ? La tension sur le thème migratoire pourrait bien en être exacerbée.
Certes, la génération des baby-boomers a occupé les logements plus longtemps que les précédentes (près de quatre-vingt-cinq ans de vie en moyenne contre soixante pour la population née en début de XXe siècle). Elle va désormais les quitter et cela peut apparaître enfin comme un élément de détente des marchés. Tout dépend pourtant de leur état et surtout de leur localisation. Or, la connaissance du marché immobilier résidentiel permet de dire que la nature de ces logements et la dissymétrie de la croissance urbaine des trente dernières années exigeront des rénovations lourdes et coûteuses si l’on veut éviter d’augmenter encore plus le stock de logements vacants dans les territoires déprisés.
La prédominance du « besoin intérieur »
En effet, la France ne constitue pas un seul marché immobilier où tout échange peut s’exercer : un logement disponible à Perpignan ne peut répondre à une demande pour le Pas-de-Calais ! Cette précision est essentielle lorsque le développement démographique national est faible. Car la question majeure est la dissymétrie qui caractérise le développement urbain sur le plan spatial : elle génère un besoin supplémentaire de logements à besoin équivalent au niveau national, qu’on appelle le « besoin intérieur ». La métropolisation urbaine en a été la conséquence, optimisant les capacités de rencontre, la maximisation des échanges et des enrichissements de savoir-faire, la concentration des services permettant leur rentabilisation, l’attractivité intrinsèque pour les retraités… et aussi la sérendipité !
Il s’est ensuivi une « hiérarchisation » des marchés territoriaux selon leur capacité à maximiser les critères de cette métropolisation, une typologie des marchés immobiliers correspondants selon la nature de leur attractivité et, en conséquence, une valorisation différenciée de leur parc résidentiel, débouchant sur une pression exceptionnelle en matière de logement social. Pourtant, l’intrusion inattendue de la pandémie, et le traumatisme lié au confinement en ville ont fait s’exaspérer le désir de nature et d’espace vivable. Désamour pour la ville ? Utopie d’une ville à la campagne ? Nostalgie persistante, et supposée générale, de la maison individuelle ? N’est-ce pas plutôt une invitation à concevoir des villes denses plus désirables et un habitat plus adapté et ouvert sur son extérieur, qui ne remettrait pas en cause le fait urbain proprement dit ? Cinq ans après la nouvelle « grande peur », le mouvement de déconcentration urbaine ne paraît pas vraiment engagé (2).
Dès lors, l’attractivité spécifique des divers territoires urbains continuera à orienter le déploiement asymétrique de l’urbanisation. Et, sur fond de ralentissement global, l’Insee prévoit de 2030 à 2050 une concentration de l’accroissement du nombre de ménages sur une quinzaine de départements, ceux qui sont dotés d’un pôle métropolitain assez fort, largement issu de la période précédente… et de l’organisation administrative du territoire nationale en 13 grandes régions. Renforcement des tendances passées donc ? À moins que le changement climatique…
Les attractivités territoriales au révélateur du changement climatique
Cette question a été abordée par l’IEIF en caractérisant les entités urbaines, outre les données socio-économiques déjà réunies, par des critères décrivant leur exposition au changement thermo climatique. Trois scénarios s’en sont ensuivis, l’un sur l’adaptation potentielle du parc de logement (thermique), un second sur une attractivité plus ou moins dégradée consécutive au réchauffement, un troisième en testant un nouvel espace-temps de l’habiter du fait de la connectivité numérique qui relativise la nécessité d’une proximité physique du logement d’avec les divers lieux d’activité des ménages.
Le premier scénario fait apparaître la meilleure capacité d’adaptation du parc des principales grandes villes : passé très actif ayant permis de minimiser la part du parc à rénover (ou du moins à des coûts raisonnables), solvabilité satisfaisante des ménages pour l’adaptation économique porteuse dans l’avenir. À l’inverse, les zones peu en tension seront celles qui auront le plus de mal à relever le défi de l’adaptation et cela risque d’accroître en plus leur décrochage.
Le deuxième scénario ne montre pas de décrochage d’attractivité majeure à l’horizon 2050, si ce n’est aux dépens de Marseille et Montpellier, et au bénéfice de Strasbourg et Grenoble, parmi les villes les plus importantes. Aux dépens également de l’ensemble du littoral méditerranéen (canicules, risques de feux, stress hydrique) voire des Landes/Gironde ou de la Charente-Maritime, du fait de la fragilité de leur trait de côte et des risques de feux.
Le troisième scénario est peut-être le plus intéressant, qui ouvre la voie à la transformation morphologique des pôles urbains sans en altérer l’unité de marché : à l’unisson de l’Insee, qui parle désormais d’aire d’attraction des villes au lieu d’unité ou d’aire urbaine, il consacre pour les grands territoires urbains la notion de polarité, fondée sur une aire de marché élargie, englobant à distance accrue, des villes plus petites ou moyennes, mais bien connectées à la fois physiquement et numériquement, et dont le ZAN devra permettre de préserver les secteurs intérieurs non artificialisés. La connexion numérique en constitue la modalité disruptive, l’espace-temps nouveau ouvrant les marchés immobiliers sur des réseaux d’habitat plus étendus et diversifiés. Il pourra offrir un choix de localisation apte à répondre aux attentes des ménages. Certains préfèrent le bouillonnement de la centralité et la richesse de ses services 24 heures durant. D’autres privilégient le calme de lieux moins denses, autorisant la pérennisation d’un parc de logements qui serait sinon condamné au remplacement ou à la vacance durable. Dans cette hypothèse, le besoin de constructions nouvelles pourra alors se voir sérieusement concurrencé par la rénovation.
Logements à Clichy, crédit : Charlotte Dubois
Pour une production plus diversifiée
Les considérations précédentes conduisent à ouvrir la gamme des types d’habitat à proposer pour des sociétés urbaines en évolution forte : vieillissement, taille des « ménages », mobilités sociales et géographiques, nouvelles aspirations et variétés des modes de vie… À ces considérations sur les caractéristiques physiques de la production d’habitat s’ajoute une question essentielle, celle de son adéquation avec la solvabilité des personnes à loger, et celle de la configuration sociale de nos villes. On a montré les processus de différenciation des valeurs immobilières, selon la dynamique des métropoles qui les animent, et le peu de probabilité d’une inversion des tendances à l’horizon de la prospective. On a bien perçu également les inégalités sociales et territoriales face au changement climatique et aux réinvestissements qu’il impose sur les parcs immobiliers. L’économie de ces transformations sera très difficile à trouver dans les territoires les moins valorisés, et pour les patrimoines dont la pérennité ne paraît pas assurée, sans y injecter une aide publique conséquente.
Plus particulièrement dans les métropoles en développement, la crise sanitaire et le confinement ont crûment mis en exergue la nécessité de loger les actifs apportant des services indispensables, non compatibles avec le travail à distance, à proximité des lieux d’exercice de leurs fonctions et des personnes auxquelles elles apportent une aide vitale. Face aux mécanismes de renchérissement de l’habitat, créateurs de nouvelles ségrégations sociales dans la ville, une offre régulée, déconnectée des valeurs de marché, adaptée aux capacités des uns et des autres, sera indispensable. C’est assurément la réponse que devra apporter une politique spécifique du logement social pour que perdure un équilibre sociétal satisfaisant au sein des grandes villes européennes…
L’indispensable décentralisation de l’analyse des besoins
Cinq facteurs majeurs vont dans le sens d’une diminution des besoins en construction de logements : la chute de la démographie naturelle, la baisse de la taille des ménages, la priorité qu’il faut donner à la rénovation, la libération générationnelle de logements existants, le nouvel espace-temps d’attraction des villes. Mais le dynamisme différentiel des lieux interdit de penser la France comme un marché immobilier unique aux offres territoriales substituables. Une inconnue, éminemment politique mais essentielle – le solde migratoire –, brouille encore l’exercice de prospective nationale. Il n’est donc pas étonnant que la question « combien de logements construire à l’horizon 2050 » obtienne des réponses aussi diverses. Et il paraît vain de fonder sur les moyennes nationales habituelles la prévision des logements à construire dans l’avenir.
Au cœur de l’équation à résoudre, il faut placer des territoires d’échange pertinents. C’est sur ces échelles intermédiaires qu’on peut s’appuyer pour définir des politiques territoriales avec les moyens de les assumer. Plus qu’auparavant, c’est l’attractivité propre à chacun des territoires (démographie, économie, environnement), mais aussi la capacité de leur parc résidentiel à offrir une partie de la réponse utile (adaptabilité sociale, coût d’adaptation aux exigences climatiques et aux nouveaux usages), qui dicte la quantité de logements à construire ou à rénover. Échelle peut-être adéquate aussi pour poser la question migratoire de manière non essentialisée, à partir d’un diagnostic sociodémographique pertinent. C’est à ce niveau que pourront se définir avec justesse les types de logements nécessaires : logements sociaux et très sociaux, logements gérés avec services, logements alternatifs et capacité de coliving… Le besoin national sera la somme des besoins territoriaux étudiés et non le résultat de l’application de normes moyennes à des clusters administratifs selon leur documentation classique en matière statistique.
Compte tenu des orientations générales, incitatives à la frugalité et à la préservation de l’environnement, mais aussi dans le contexte socio-économique qui s’installe, on peut anticiper un ralentissement potentiellement brutal du volume de constructions nouvelles. On a couru longtemps après l’objectif de 500 000 logements en en construisant de 400 000 à 450 000. Puis on a visé 450 000 logements, en en construisant moins de 400 000. On risque d’évoluer désormais dans un monde exprimant des besoins plus modestes de construction. Seule l’asymétrie territoriale de développement, traduction des migrations internes et externes de population, contribuera à en freiner la décroissance, même si cela se passera probablement en deçà de 300 000 unités pour les résidences principales.
Nicolas Binet, Gwenaëlle d’Aboville et Gilbert Emont
Lire l’introduction de cet article ici et la troisième partie ici
Notes
1/ IEIF : Institut de l’épargne immobilière et foncière. Créé en 1986, l’IEIF est un centre d’études, de recherche et de prospective indépendant spécialisé en immobilier. Son objectif est de soutenir les acteurs de l’immobilier et de l’investissement dans leur activité et leur réflexion stratégique, en leur proposant des études, notes d’analyses, synthèses et clubs de réflexion.
2/ Voir les études du Plan Urbanisme Construction Architecture : « L’exode urbain ? Petits flux, grands effets – les mobilités résidentielles à l’ère (post-)Covid », 2022 ; « Exode urbain : un mythe, des réalités », 2023.