Renouveler la prospective de l’habitat et produire des logements 3/3
Depuis le terrain, des pistes pour l’action
Comme l’expriment les pages précédentes, planifier la production de logement ne pourra se résoudre par le génie d’un deus ex machina jacobin. Il est donc utile de montrer comment, dès à présent, se construisent des politiques urbaines susceptibles de nourrir une vision de prospective. Les réponses mises en avant reposent sur le primat du « déjà-là » et de la revalorisation des patrimoines et quartiers existants, tout en intégrant aussi une part de construction neuve. En s’inspirant des politiques entreprises par plusieurs grandes villes pour remettre dans la dynamique métropolitaine des quartiers marginalisés, elles proposent des pistes pour que tous les quartiers, tous les territoires, tous les patrimoines immobiliers puissent contribuer à la fluidité des parcours résidentiels et à l’ouverture des choix. Ce faisant, elles limitent de ce fait la pression pour l’étalement urbain.
Mieux mobiliser l’existant
Une première piste consisterait à mobiliser au moins une partie des quelque trois millions de logements vacants en 2023, soit un peu plus de 8 % du parc national. Volume considérable certes, mais pas toujours localisé là où s’expriment les besoins les plus vifs. Et ils sont rarement en situation technique et juridique d’être habités sans délais. Aucune démarche n’est cependant à négliger pour ramener sur le marché une fraction d’offre. La mobilisation de la vacance n’est ni une fausse piste, ni la solution magique.
Marseille, Saint-Denis, Toulon et Clichy-sous-Bois : les territoires analysés par les auteurs de Réparer et construire la ville (1) ne prétendent pas à l’exemplarité – ils présentent d’ailleurs un état d’avancement inégal –, mais ils permettent d’identifier les prérequis pour faire muter un parc immobilier vacant ou dégradé. Il faut d’abord du temps : autour de deux décennies pour réellement infléchir les processus de paupérisation et de déqualification de l’offre, comme à Toulon, Saint-Denis et, sans doute, Marseille. Pour permettre ce temps long, la mobilisation des élus est indispensable à un horizon qui déborde celui des mandats électoraux. Elle exige de leur part un investissement paradoxal : soutenir et financer, arbitrer quand il s’agit de préempter un immeuble insalubre mal géré par un ou plusieurs propriétaires, faire des choix de programmation pour les logements nouvellement produits, dans le neuf ou l’ancien, tout en laissant le travail technique des aménageurs et promoteurs se dérouler selon un calendrier énonçant des objectifs à toutes les échéances, du très court terme, comme du temps long.
Une deuxième condition est la convergence des politiques publiques et des initiatives privées dans tous les champs de la vie urbaine : espace public, déplacements, équipements, commerces, action culturelle, accompagnement social… Pour que cette articulation soit efficiente, il faut désigner un opérateur chargé de mettre en œuvre les projets, et d’impulser les initiatives, sous la conduite des élus locaux. C’est la SEM Var Aménagement Développement à Toulon, la SPLA Soreqa à Saint-Denis, et la jeune SPLA d’intérêt national à Marseille. Dotés d’un niveau élevé d’ingénierie, ces outils savent créer autant de filiales spécialisées qu’il en faut, pour porter et traiter des aspects singuliers des projets, comme le commerce en pied d’immeuble ou les locaux d’activités. Ils savent puiser dans la boîte à outils des procédures et des financements et organiser les partenariats appropriés. Là encore, il n’y a pas de formule magique : il faut ajouter aux aides de l’Anru (Agence nationale de la rénovation urbaine) celles de l’Anah (Agence nationale de l’amélioration de l’habitat) et des collectivités locales, et appuyer les incitations par des dispositifs plus coercitifs. Les outils existent, et les aménageurs savent les inventer quand ils manquent. Mais la conjugaison et le maniement agile de ces outils font appel à des compétences spécifiques, qu’il va falloir former en plus grand nombre.
Deux autres traits communs entre les revalorisations urbaines étudiées sont l’ampleur du réinvestissement public et le soin tout particulier donné à l’habitat, probablement la tâche la plus complexe à mettre en œuvre. À Marseille, Toulon ou Saint-Denis, beaucoup a été accompli depuis une quarantaine d’années, en dépit des idées reçues. Mais à Marseille, l’implantation de départements universitaires sur la Canebière, du conseil régional à la porte d’Aix, ou la piétonnisation du Vieux-Port n’ont pas nécessairement eu l’effet d’entraînement escompté sur l’habitat, tenu par d’innombrables propriétaires bailleurs, souvent en copropriété, peu enclins à réinvestir. On pourrait faire une démonstration semblable à Saint-Denis, avec l’ampleur des investissements aux abords des quartiers vétustes, Stade de France, pôle tertiaire de la Plaine Saint-Denis, ou multiplication des métros et RER, sans réduire l’habitat indigne et ceux qui en vivent.
À ces interventions de longue haleine sur le bâti doit s’ajouter une attention particulière à la gestion urbaine, notamment pour la propreté et la sécurité. Cette condition est indispensable si l’on veut pérenniser les réalisations et véritablement convaincre ceux qui pratiquent les lieux, et/ou ceux que l’on voudrait y voir venir, qu’une véritable inflexion des politiques publiques est à l’œuvre.
La place de l’Équerre, à Toulon, crédit : Charlotte Dubois
Réparer la modernité
Le titre est délibérément provocant pour rappeler que les préoccupations de requalification urbaine et de restauration de l’attractivité résidentielle se rencontrent en premier lieu dans les développements urbains des Trente Glorieuses, c’est-à-dire les grands ensembles. Ce sont les lieux mêmes, qui ont été conçus dans les années 1960 et 1970 avec une ingénierie qualifiée, soutenue et financée par l’État, qu’il s’agit aujourd’hui de rénover. Ces quartiers sont marqués par une obsolescence rapide des formes urbaines, avec leur lot de malfaçons, la rapidité du tri social opéré avec le départ des plus solvables au cours des années 1970, et des processus de relégation qui se sont amplifiés. Ces territoires requièrent aujourd’hui une intervention lourde des acteurs publics pour tenter de redresser la barre. Deux décennies d’actions avec l’Anru n’ont pas toujours suffi, même si la pertinence du cap ne fait plus débat. Il faut, il faudra encore, démolir des grands immeubles dont la remédiation est plus qu’incertaine, en admettant parfois des entorses au principe de la « valorisation de l’existant ».
La question des grandes copropriétés, en état de quasi-faillite pour certaines, reste entière, en dépit des démonstrations convaincantes faites à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil notamment. Comment voudrions-nous que des syndicats de copropriétaires, constitués parfois à 95 % de propriétaires bailleurs, peu au fait de leurs obligations, puissent s’accorder, décider, financer et réaliser les indispensables travaux de remise à niveau, dans de grands immeubles similaires à ceux que des bailleurs sociaux, pourtant propriétaires uniques, peinent (et hésitent aussi) à entreprendre ?
Il faut ajouter que la rentabilité locative dans ces copropriétés peut être très motivante, avec des clientèles captives, et peut susciter des vocations de marchands de sommeil… Il serait cependant trop rassurant d’associer ces dérives sociales, immobilières et urbaines à leur seule intervention. Bon nombre de copropriétés rassemblent des propriétaires-bailleurs absents des instances, en opposition à toutes les décisions proposées, acteurs au bout du compte de la dérive de leur propre patrimoine. Mais sommes-nous bien certains d’avoir dégagé tous les enseignements de ces dérives sur de fiers patrimoines qui ont à peine plus d’un demi-siècle ? Et de la complexité de leur réparation, au moment où l’on conçoit les projets urbains et immobiliers d’aujourd’hui ?
Réparer et construire la ville, pour renouveler l’offre en logements
Réparer et construire la ville seront, de plus en plus, des actions complémentaires et entremêlées. On voit bien s’estomper les frontières entre les deux modes opératoires lorsqu’un bailleur surélève un immeuble ou recompose lourdement les plans de ses appartements. Il faudra encore un effort pour faire évoluer le corpus normatif et réglementaire, qui n’a pas été calibré pour accueillir des initiatives « hors cadre ». Il faudra donc parler de production de logements et non plus de construction – notion associée à une réalisation ex nihilo.
Logements à Saint-Denis, crédit : Charlotte Dubois
Les pistes qui permettront de sortir de la crise de l’habitat fonctionneront grâce à l’activation coordonnée de leviers multiples. Elles imposent une sérieuse maîtrise des contextes locaux singuliers. Ce processus demande nécessairement plus de souplesse, dans les montages financiers en particulier, pour investiguer tout ce qui peut, en dissociant davantage la propriété foncière de la propriété immobilière, trouver des temporalités plus adéquates avec celle d’un ménage, ou celle d’un investisseur institutionnel, par exemple. Les OFS (offices fonciers solidaires) au service du BRS (bail réel solidaire) œuvrent en ce sens. De même, la partition binaire entre le statut de locataire et celui de propriétaire sera sans doute modulée par l’apparition de statuts intermédiaires.
Pour mieux loger les urbains, il faudra aussi engager une évolution significative des compétences et des métiers, y compris pour le « métier de propriétaire ». Celui-ci devra porter un regard plus attentif et professionnel au patrimoine qu’il possède, et prendre la pleine mesure des exigences associées à son statut, en le comprenant comme un véritable métier.
Il faut compléter ce regard prospectif sur l’habitat en ouvrant le champ de la reconversion de bâtiments qui n’avaient pas été conçus à cette fin : immeubles de bureaux, équipements publics ou privés, commerces… Dans un contexte d’évolution forte de l’organisation du travail, matérialisé notamment par le télétravail, de nombreux immeubles de bureaux se retrouvent partiellement ou totalement vacants – 1,2 million de m² vides en Ile-de-France en 2023. Il ne s’agit pas de faire de mauvais logements avec des tours de bureaux obsolètes, mais d’examiner, au cas par cas, les opportunités de reconversion, en évaluant aussi leur contribution au développement de quartiers aux usages multiples, dépassant ainsi le carcan du zoning hérité des Trente Glorieuses.
Conclusion : réparer et construire la ville
Si l’on veut répondre au défi de loger les urbains, le moteur économique de l’immobilier et de l’aménagement est largement à repenser. Pour remettre dans des cycles d’usage nos logements qui sont des passoires énergétiques, mais aussi les quartiers déqualifiés de petites ou de grandes villes, il nous faut trouver les règles et montages adaptés à chaque contexte. Il nous faut aussi partager une culture commune de la remédiation. En effet, il n’est pas de forme urbaine qui ne nécessite d’être soignée quand elle arrive en fin de parcours technique et social. Les logements dont nous héritons aujourd’hui ne se sont maintenus ni par simple persévérance dans l’être ni par surcroît de qualité : ils durent car ils ont fait l’objet de réinvestissements.
La réparation de la ville est en effet la condition d’une gestion responsable des sols terrestres, de la matière extraite et de la mémoire des hommes et des femmes. L’heure est donc à la « remise de l’ouvrage sur le métier ». L’effort à accomplir ne sera probablement pas moins conséquent que celui qu’a demandé la Reconstruction d’après-guerre, même s’il est d’une autre nature. À cette condition, nous pourrons honorer la promesse universaliste que porte le projet de la ville : loger toutes et tous, en permettant aussi les mouvements des personnes, et l’adaptation constante des patrimoines immobiliers.
Nicolas Binet, Gwenaëlle d’Aboville et Gilbert Emont
Retrouvez l’introduction de cet article ici et la deuxième partie ici
Note
1/ Nicolas Binet et Gwenaëlle d’Aboville, avec les contributions de Gilbert Emont, Philippe Schmitt, Pascal Chombart de Lauwe, Luc Stéphan, et Julien Leriche, préface de François Leclercq, Le Moniteur, 2024.