« On assiste à des migrations de l’intérieur »
Vue du Canal de Bourgogne depuis la rive gauche du canal, entre le quartier d'habitat social des Prés Hauts et le centre historique de la ville, Tonnerre, Bourgogne-Franche-Comté, le 11 février 22 © DANTOU, Jean-Robert/BNF/Agence VU'/SACRe-PSL

Jean-Robert Dantou, photographe documentaire, a mené un projet de recherche-action à Tonnerre, déployée dans le cadre du programme POPSU Territoires, pour comprendre pourquoi cette petite ville de l’Yonne servait de point de chute à de nombreuses personnes en grande précarité, et quelles étaient les conséquences pour elles et pour le territoire.

 

Pour­quoi avoir inti­tu­lé votre sujet de recherche : De la filière au « care » ?

Je parle de « filières » d’arrivées de per­sonnes pré­ca­ri­sées à Ton­nerre. Une par­tie impor­tante de mon tra­vail de thèse (SACRe-ENS, juin 2024) a été de com­prendre d’abord pour­quoi ces per­sonnes fra­giles arri­vaient dans une ville dont elles igno­raient l’existence, puis quel était l’impact sur elles sachant que cette tra­jec­toire était en par­tie contrainte, enfin quelles étaient les consé­quences pour le ter­ri­toire. Au total, j’ai iden­ti­fié neuf filières d’arrivées, avant de tra­vailler sur trois d’entre elles en par­ti­cu­lier, qui sont à la fois trai­tées dans la thèse, mais aus­si dans l’exposition pho­to « À balles réelles » [voir port­fo­lio p. 37, ndlr].

 

Par­mi elles, deux filières sont ins­ti­tu­tion­nelles, c’est-à-dire qu’elles sont ali­men­tées par des pres­crip­teurs et sont donc directes. La pre­mière filière concerne les per­sonnes qui arrivent par la Rési­dence Accueil de Ton­nerre. Cela se pro­duit géné­ra­le­ment lorsqu’un tra­vailleur social de l’hôpital psy­chia­trique d’Auxerre prend la déci­sion, faute de lit, d’envoyer une per­sonne à la Rési­dence Accueil, soit en train, soit en taxi. La deuxième filière ins­ti­tu­tion­nelle concerne les arri­vées par les loge­ments d’urgence du centre com­mu­nal d’action sociale (CCAS) de Ton­nerre. Il s’agit alors de gens géné­ra­le­ment à la rue dans les villes envi­ron­nantes, comme Auxerre ou Aval­lon, ou par­fois même de per­sonnes envoyées par le 115 depuis la région pari­sienne et qui ne sup­portent plus leurs condi­tions de vie.

Il existe ain­si toute une car­to­gra­phie de petites com­munes vers les­quelles sont envoyées des per­sonnes à la rue depuis des villes plus grandes. La troi­sième filière est infor­melle, dans la mesure où il n’y a pas de pres­crip­teurs ; les per­sonnes se rendent par elles-mêmes à Ton­nerre. Cela peut être sur le conseil d’un proche ou d’un parent qui connaît la ville et affirme que les loge­ments ne sont pas chers. Mais aus­si via des sites de ren­contre, voire des jeux vidéo en ligne qui contiennent des chats où les gens dis­cutent beau­coup – même des gens vivant à la rue y ont accès sur leur smart­phone. Ce sont autant de moyens de tis­ser des rela­tions qui peuvent ensuite don­ner lieu à des ren­contres et des dépla­ce­ments rési­den­tiels. Ici, l’arrivée se fait donc de manière indi­recte. Autre exemple : une per­sonne à la rue en région pari­sienne trouve une annonce pour un loge­ment vrai­ment pas cher dans une com­mune à 10 km de Ton­nerre. Mais, là-bas, elle va connaître des condi­tions de grande pré­ca­ri­té, faute de super­mar­chés, de trans­ports, et d’isolation – avec un chauf­fage très cher… Cela crée des situa­tions de sur­en­det­te­ment qui finissent par être repé­rées par les ser­vices sociaux, qui rapa­trient alors la per­sonne dans la ville de Tonnerre.

 

Pour­quoi avoir choi­si Ton­nerre en particulier ?

J’ai mis long­temps à le com­prendre moi-même. Quelque chose ici m’a affecté. Je suis arrivé à Ton­nerre, la première fois, pour enca- drer des étudiants lors d’une for­ma­tion à l’ethnographie, pour leur apprendre à mener des entre­tiens, des obser­va­tions, tenir un jour­nal de ter­rain. Nous tra­vail­lions alors sur trois villes de l’Yonne – Aval­lon, Ton­nerre et Cha­blis – avec, en tête, la ques­tion de la pola­ri­sa­tion ter­ri­to­riale: pour­quoi des villes proches de 15km connaissent-elles des destinées économiques très éloignées ? À Ton­nerre, j’ai été très impres­sionné de ren­con­trer, dans la rue et au comp­toir des bars, des per­sonnes décrites comme souf­frant de troubles psy­chia­triques. Je l’ai vite com­pris pour avoir tra­vaillé aupa­ra­vant dans des hôpitaux psy­chia­triques et des foyers de post­cure. Et je me suis sou­ve­nu que dans ces établissements, la ques­tion se posait sou­vent de trou­ver une place pour quelqu’un, la plu­part des ins­ti­tu­tions étant définies par des temps de résidence limités. Les tra­vailleurs sociaux passent alors énormément de temps à cher­cher des places aux gens en partance.

J’ai donc vécu plu­sieurs situa­tions où une place avait été trouvée pour quelqu’un. Ce sont sou­vent des moments très joyeux et fes­tifs. Mais, plus tard, en arri­vant à Ton­nerre, je me suis ren­du compte que je ne m’étais jamais posé la ques­tion de ce qu’il était adve­nu de ces per­sonnes. Je n’avais pas com­pris que cette réjouissance col­lec­tive était sur­tout une réjouissance de l’institution, et que pour la per­sonne concernée, cela pou­vait don­ner lieu à un éloignement résidentiel poten­tiel­le­ment tra­gique. C’est sans doute comme ça que j’en suis arrivé à tra­vailler sur Ton­nerre. Il y avait, selon moi, une sorte de dis­pa­ri­tion du problème qui ren- voie à une ques­tion très compliquée pour les sciences. Quand on tra­vaille sur la gen­tri­fi­ca­tion, par exemple, on s’intéresse à l’éloi- gne­ment des classes popu­laires d’un quar­tier de centre-ville. Et une fois les per­sonnes par­ties, elles dis­pa­raissent en tant que pro- blème. Il est très dif­fi­cile de mener une enquête pour les suivre.

 

Pro­pos recueillis par Rodolphe Cas­so

Lire la suite de cette inter­view dans le n°439 “Péri­phé­ries”

1/ Por­trait : Cré­dit : D. R. / Prin­tille Davigo

2/Portrait de Loren­zo sur les berges du Canal de Bourgogne.série « Tenir », Ton­nerre, le 2 décembre 2020.© Jean-Robert Dan­tou/­SACRe-PSL/BNF/A­gence VU’

3/Vue sur le canal de Bour­gogne depuis sa rive gauche, entre le quar­tier des Prés‑Hauts et le centre-bourg, Ton­nerre, le 11 février 2022. © Jean-Robert Dan­tou/­SACRe-PSL/BNF/A­gence VU’

Le portfolio du n°439 est consacré à ses photos.

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