Jean-Robert Dantou, photographe documentaire, a mené un projet de recherche-action à Tonnerre, déployée dans le cadre du programme POPSU Territoires, pour comprendre pourquoi cette petite ville de l’Yonne servait de point de chute à de nombreuses personnes en grande précarité, et quelles étaient les conséquences pour elles et pour le territoire.
Pourquoi avoir intitulé votre sujet de recherche : De la filière au « care » ?
Je parle de « filières » d’arrivées de personnes précarisées à Tonnerre. Une partie importante de mon travail de thèse (SACRe-ENS, juin 2024) a été de comprendre d’abord pourquoi ces personnes fragiles arrivaient dans une ville dont elles ignoraient l’existence, puis quel était l’impact sur elles sachant que cette trajectoire était en partie contrainte, enfin quelles étaient les conséquences pour le territoire. Au total, j’ai identifié neuf filières d’arrivées, avant de travailler sur trois d’entre elles en particulier, qui sont à la fois traitées dans la thèse, mais aussi dans l’exposition photo « À balles réelles » [voir portfolio p. 37, ndlr].
Parmi elles, deux filières sont institutionnelles, c’est-à-dire qu’elles sont alimentées par des prescripteurs et sont donc directes. La première filière concerne les personnes qui arrivent par la Résidence Accueil de Tonnerre. Cela se produit généralement lorsqu’un travailleur social de l’hôpital psychiatrique d’Auxerre prend la décision, faute de lit, d’envoyer une personne à la Résidence Accueil, soit en train, soit en taxi. La deuxième filière institutionnelle concerne les arrivées par les logements d’urgence du centre communal d’action sociale (CCAS) de Tonnerre. Il s’agit alors de gens généralement à la rue dans les villes environnantes, comme Auxerre ou Avallon, ou parfois même de personnes envoyées par le 115 depuis la région parisienne et qui ne supportent plus leurs conditions de vie.
Il existe ainsi toute une cartographie de petites communes vers lesquelles sont envoyées des personnes à la rue depuis des villes plus grandes. La troisième filière est informelle, dans la mesure où il n’y a pas de prescripteurs ; les personnes se rendent par elles-mêmes à Tonnerre. Cela peut être sur le conseil d’un proche ou d’un parent qui connaît la ville et affirme que les logements ne sont pas chers. Mais aussi via des sites de rencontre, voire des jeux vidéo en ligne qui contiennent des chats où les gens discutent beaucoup – même des gens vivant à la rue y ont accès sur leur smartphone. Ce sont autant de moyens de tisser des relations qui peuvent ensuite donner lieu à des rencontres et des déplacements résidentiels. Ici, l’arrivée se fait donc de manière indirecte. Autre exemple : une personne à la rue en région parisienne trouve une annonce pour un logement vraiment pas cher dans une commune à 10 km de Tonnerre. Mais, là-bas, elle va connaître des conditions de grande précarité, faute de supermarchés, de transports, et d’isolation – avec un chauffage très cher… Cela crée des situations de surendettement qui finissent par être repérées par les services sociaux, qui rapatrient alors la personne dans la ville de Tonnerre.
Pourquoi avoir choisi Tonnerre en particulier ?
J’ai mis longtemps à le comprendre moi-même. Quelque chose ici m’a affecté. Je suis arrivé à Tonnerre, la première fois, pour enca- drer des étudiants lors d’une formation à l’ethnographie, pour leur apprendre à mener des entretiens, des observations, tenir un journal de terrain. Nous travaillions alors sur trois villes de l’Yonne – Avallon, Tonnerre et Chablis – avec, en tête, la question de la polarisation territoriale: pourquoi des villes proches de 15km connaissent-elles des destinées économiques très éloignées ? À Tonnerre, j’ai été très impressionné de rencontrer, dans la rue et au comptoir des bars, des personnes décrites comme souffrant de troubles psychiatriques. Je l’ai vite compris pour avoir travaillé auparavant dans des hôpitaux psychiatriques et des foyers de postcure. Et je me suis souvenu que dans ces établissements, la question se posait souvent de trouver une place pour quelqu’un, la plupart des institutions étant définies par des temps de résidence limités. Les travailleurs sociaux passent alors énormément de temps à chercher des places aux gens en partance.
J’ai donc vécu plusieurs situations où une place avait été trouvée pour quelqu’un. Ce sont souvent des moments très joyeux et festifs. Mais, plus tard, en arrivant à Tonnerre, je me suis rendu compte que je ne m’étais jamais posé la question de ce qu’il était advenu de ces personnes. Je n’avais pas compris que cette réjouissance collective était surtout une réjouissance de l’institution, et que pour la personne concernée, cela pouvait donner lieu à un éloignement résidentiel potentiellement tragique. C’est sans doute comme ça que j’en suis arrivé à travailler sur Tonnerre. Il y avait, selon moi, une sorte de disparition du problème qui ren- voie à une question très compliquée pour les sciences. Quand on travaille sur la gentrification, par exemple, on s’intéresse à l’éloi- gnement des classes populaires d’un quartier de centre-ville. Et une fois les personnes parties, elles disparaissent en tant que pro- blème. Il est très difficile de mener une enquête pour les suivre.
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Lire la suite de cette interview dans le n°439 “Périphéries”
1/ Portrait : Crédit : D. R. / Printille Davigo
2/Portrait de Lorenzo sur les berges du Canal de Bourgogne.série « Tenir », Tonnerre, le 2 décembre 2020.© Jean-Robert Dantou/SACRe-PSL/BNF/Agence VU’
3/Vue sur le canal de Bourgogne depuis sa rive gauche, entre le quartier des Prés‑Hauts et le centre-bourg, Tonnerre, le 11 février 2022. © Jean-Robert Dantou/SACRe-PSL/BNF/Agence VU’