Paris versus Province, urbain versus rural, métropole versus reste du territoire… L’urbaniste Jean Guiony nous conte ici une brève histoire du débat entre centres et périphéries, où tout est question de rapports, de (dés)équilibres, de cycles… voire de révolutions.
Un brûlant après-midi de printemps 2022, c’est l’appétit et le hasard (« Hasard, dit-on, mais le hasard nous ressemble », corrige malicieusement Bernanos) qui nous font quitter l’autoroute traversant les vallées d’Arcadie, en plein Péloponnèse. En prenant cette sortie anonyme, nous ne souhaitons pas nous éloigner longtemps d’un trajet qui vise Kalamata, depuis Nauplie. Nous nous contentons de la première bourgade repérée sur la carte pour y déjeuner. En pénétrant dans la ville, par les longs tracés rectilignes des plans hippodamiens, se succèdent les petites constructions privées, entre R0 et R+2, qu’on devine le fruit d’une autopromotion qui règne ici. Plusieurs sont inachevées.
Finalement, apparaissent les commerces alignés sur la partie centrale de l’artère principale comme dans un village rue. Certains d’entre eux sont vacants, aucun n’est notable. Pas de signe de patrimoine bâti dans le cœur de ville. Un théâtre antique au nord-ouest, bien moins remarquable que ses nombreux rivaux de la péninsule. Le bourg n’est pas grand, 5 000 habitants tout au plus, il est calme et peu achalandé. Les regards accrochent sur notre dos lorsque nous passons : nous ne sommes pas dans le réseau de ces sites traversés par des flux de touristes, habitués aux langues étrangères, et l’anonymat de la grande ville n’a pas sa place ici non plus. La ville, pauvre, survit grâce à une mine de lignite à ciel ouvert qui pollue sa mythique rivière. Quelle est donc cette petite bourgade anonyme, éloignée du littoral, suspendue entre industrie polluante et dévitalisation ? C’est Megalopolis.
La ville de Megalopolis. C’est donc ce lieu, c’est cette petite périphérie, dont le nom lui-même renvoie à l’extension extraordinaire de la cité, qui a donné plus tard son toponyme à la démesure des grands réseaux de métropoles millionnaires américaines décrites par Jean Gottman (1), en 1961 et, jusqu’aujourd’hui, aux dystopies urbaines grandiloquentes de Francis Ford Coppola. La rencontre contemporaine avec « la » Megalopolis – qui était siège et donc centre de la Ligue arcadienne contre Sparte – est, par excellence, une invitation à la méditation sur la permanence des prospérités et sur les lieux du pouvoir. Toute mégalopole, toute mégapole, toute métropole et, peut-être, toute ville devrait penser à Mégalopolis. Une centralité est un objet de révolution. Révolutions scientifiques, à l’instar de celle, copernicienne, qui substitue le Soleil à la Terre avec l’héliocentrisme. Révolutions politiques, qui substituent un pouvoir à un autre et son fondement à un autre : les castrums désertés de la féodalité après la centralisation de la Renaissance et de la période moderne en témoignent. Révolutions climatiques ou énergétiques, aujourd’hui et demain. L’analyse des rapports actuels entre centres et périphéries doit s’inscrire dans la conscience de ces révolutions à l’œuvre. Quels sont ces rapports et par quels déséquilibres sont-ils marqués ?
Paris, Lyon, Marseille… et le désert français ?
Dans nos contrées, le premier rapport centralité-périphérie est celui entre grandes métropoles et le reste du pays. Loin du slogan instauré par le titre du livre de Jean-François Gravier, en 1947, la France n’en demeure pas moins marquée par une ligne de fracture entre très grandes agglomérations, Paris, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes, Montpellier, Rennes, Bordeaux… et le reste du territoire. Ces grandes agglomérations sont évidemment diverses entre elles, diverses en leur sein, mais elles partagent des différences avec les autres territoires : la place qu’y occupent les transports en commun, les modes de consommation, de livraison, les sociabilités du quotidien, profondément différentes, sans compter une inscription dans des flux internationaux incomparable.
Jean Guiony
A retrouver dans le n°439 « Périphéries »
1/ Jean Gottman, Megalopolis. The Urbanized Northeastern Seabord of the United States, Cambridge, MIT Press, 1961.