Aménager une densité acceptable
Si les aménageurs développent des quartiers de plus en plus compacts, en réponse aux besoins de logements et d’activités près des transports en commun, il leur faut aussi déployer des espaces verts, des commerces et des services de proximité pour permettre l’acceptabilité de leurs projets. Des membres du Club Ville Aménagement livrent leurs constats et expliquent leurs stratégies pour les villes de Nantes, Bordeaux, Angers, Mulhouse, Massy et Lyon.
La sémantique peut être pesante : la densité doit être bienveillante et même heureuse. Nécessaire sur le plan environnemental, elle est socialement difficile à faire accepter. En tout cas, ce n’est pas une entrée du projet, affirment les aménageurs interrogés. C’est « un résultat, un processus », exprime Jérôme Goze, le directeur général délégué de la Fabrique de Bordeaux Métropole (Fab). « Ce qu’on aborde, c’est la situation urbaine, le contexte, la qualité du logement et des espaces. Le projet définit des enveloppes, des conditions pour habiter ou travailler. Ce n’est pas : “Je vous rajoute deux étages ou 10 000 m² pour que ce soit bankable…” Une réflexion avec un tableur Excel n’a pas de sens. »
Mais alors, quelle équation financière ? « On travaille un bilan d’aménagement, mais on est capable de l’adapter en fonction des entrants programmatiques venus des politiques publiques, détaille Virginie Vial, directrice générale de la Samoa, à Nantes. S’il n’y a pas de solution de financement, on retourne voir la collectivité pour financer le déficit ou bien on augmente les recettes financières, en augmentant le prix du mètre carré unitaire ou le nombre de mètres carrés. Une autre variable est le coût de production de l’espace public. » Quant aux prérequis pour des densités à l’îlot importantes, ils semblent faire consensus : « Une générosité des espaces publics, une connexion au végétal ou à la rivière, des fonctions ludiques et sportives, pour que la pratique de la ville soit sympathique, même si les morphologies sont “parisiennes” », liste Olivier Reguer, directeur des projets Angers Centre, à Alter. Le levier de la densité trouve aussi des justifications dans les
contraintes environnementales. Mais la vigilance s’impose pour Jérôme Goze : « Le ZAN [“zéro artificialisation nette”, ndlr] n’égale pas la densité sur les interstices. Parce qu’il n’y a plus de place ailleurs, on ne peut pas bourrer de mètres carrés. Tout cela demande de regarder ce que les territoires peuvent absorber. » L’enjeu est d’arriver à convaincre les habitants de l’opportunité que représente un quartier densifié. « On essaie de mettre en avant les avantages : quand il y a plus d’habitants et plus d’actifs, il y a une forme de sécurité qui s’installe. Il y a de l’animation en rez-de chaussée », énumère Virginie Vial, qui évoque aussi « l’attente très forte vis-à-vis de la nature », exprimée notamment lors du grand débat « Fabrique de nos villes – ensemble, inventons la ville de demain », conduit en 2023 par Nantes Métropole. L’opposition de certains habitants au projet est plutôt venue de la rapidité de la transformation de l’île de Nantes, considère-t-elle d’ailleurs. « Nous avons besoin de réembarquer les habitants. Nous engageons bientôt un travail avec des volontaires pour imaginer la suite, au sud-ouest de l’île », indique l’aménageuse. Cette fois, la concertation sera intégrée à la mission de maîtrise d’œuvre.
Jérôme Goze défend, lui aussi, le fait « d’aller au bout de l’explication » avec les gens, de leur faire comprendre que « choisir, c’est renoncer : met-on un stationnement ou un jeu pour enfants ? Cela ne veut pas dire que les habitants acceptent forcément le projet, mais c’est plutôt sain qu’on débatte et qu’ils rentrent dans la compréhension de nos modèles ». Pour une opération de 300 logements sur d’anciennes emprises industrielles avec une partie réhabilitation de logements sociaux, un travail a été mené avec les habitants pour venir ajouter des mètres carrés dans leur séjour et des chemins piétonniers, illustre-t-il. « Cela a permis au bailleur social de développer une barre supplémentaire, parce qu’il a d’abord répondu à leurs besoins et conservé un arbre qu’ils voulaient maintenir. » Willem Pauwels, directeur de Paris Sud Aménagement, parie, lui aussi, sur une « posture de dialogue, dès le départ », avec les habitants. « Ils comprennent les équilibres de l’aménagement », pour peu qu’on leur explique la tension économique autour du recyclage urbain, défend-il. Sur le quartier Atlantis, à Massy (Essonne), un diagnostic a été entrepris avec eux : « On leur a expliqué que pour avoir des commerces, il fallait des habitants. Et que réaliser un espace vert a un coût qui peut être pris en charge par des impôts ou en densifiant une partie d’un terrain en contrepartie. » À Argenteuil (Val‑d’Oise), il a fallu faire admettre des R+14 au pied d’un pôle de transport de premier plan, pour faire venir des investisseurs grâce à une offre de charge foncière suffisante. Des habitants y étaient opposés, même si certains ont apprécié l’arrivée d’un cinéma.
Pour le reste, vivre en secteur très dense est aussi « un choix de vie » : on ne peut pas y retrouver toutes les aménités de la campagne. L’important, pour Willem Pauwels, est que « les opérations aient suffisamment de vertus, pour qu’au-delà de ce à quoi les habitants aspirent, les fondamentaux soient là » – comme des balcons ou des commerces en bas de chez soi – et que le quartier soit « particulier » – une spécificité qui permettra de trouver suffisamment d’intérêt à y vivre. Il pointe aussi l’enjeu du contenu des opérations, qui ne se décrète pas : « Il y a une résonance entre le métier d’aménageur et la gestion d’un quartier derrière. » C’est pourquoi Paris Sud Aménagement a notamment créé une foncière pour travailler à l’animation des pieds d’immeuble et à la porosité du rez-de-ville. Du côté de La Part-Dieu, à Lyon, les usagers ont bien compris le nouveau parti pris : depuis quelques années, les redéveloppements immobiliers permettent la renaturation. Florent Sainte Fare Garnot, qui dirige la SPL (société publique locale), discute, par exemple, avec France Télévisions, pour faire muter son foncier (un immeuble ancien et un vaste parking) en un ensemble composé d’un nouvel immeuble pour la télévision, d’un parc et de logements dont les charges foncières financeront le programme. « Cela nous permet d’établir une morphologie immobilière admissible au croisement tant de la qualité urbaine que de l’économie bilancielle. On a un alignement remarquable des enjeux économiques et des enjeux écologiques », souligne-t-il, avec des investisseurs qui ont compris que la lutte contre les îlots de chaleur urbains préservait la valeur de leurs actifs.
Lucie Romano
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Photo de couverture : Les ruelles étroites de Grasse (Alpes-Maritimes). Crédit : Lahcène Abib/Divergence
Photo : Vue du quartier Saint-Serge, à Angers, en profond renouvellement, « Illustration de la densité urbaine assumée et raisonnée pratiquée à Angers ». Crédit : Alter