En 2019, le sociologue Benoît Coquard publie Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte). De cette enquête immersive dans le Grand Est, il dessine les contours d’une génération de jeunes adultes à contre-courant d’une société qui les méprise, porte-étendards du choix de la ruralité dépeuplée.
De quelles ambitions et interrogations votre sujet est-il né ?
Je m’intéressais de manière assez vague aux jeunes issus de milieux populaires, après avoir écrit un mémoire sur les jeunes hommes de cité en master 2. J’ai observé de nombreux points communs entre les deux, ce qui a orienté mon sujet de thèse. Il a pourtant été difficile de trouver un financement, car la question des jeunes ruraux ne présentait que peu d’intérêt dans les années 2010.
Quelle est leur trajectoire d’origine ? Rester est-il choisi ou subi ?
On revient toujours à cette question, car c’est le regard qui a été porté de manière dominante sur ces milieux-là. Entre le misérabilisme et le populisme, qui peuvent être teintés de mépris de classe, on les considère comme de pauvres gens qui n’ont pas accès à la culture. Ces deux biais-là brident et empêchent de voir vraiment comment il peut y avoir une construction et un rapport valorisant au fait de vivre et de travailler là où l’on a grandi. Ces jeunes revendiquent un modèle positif de vie, dans le fait d’être loin de ces grandes villes et d’habiter dans des campagnes en déclin économique fort, c’est justement ce qui m’a intéressé. J’ai commencé mon travail d’enquête en suivant des adolescentes qui partaient faire leurs études en ville. Elles étaient marginalisées et dévalorisées dans le modèle d’accomplissement vers lequel elles tendaient. Alors même qu’elles venaient de milieux populaires, elles se retrouvaient déclassées symboliquement. Dans leur milieu d’origine, il y a une dévalorisation, ou a minima une incompréhension, dans le fait de poursuivre ses études et ainsi choisir une vie urbaine à la réussite très incertaine. Donc l’idée que les enfants doivent faire des études supérieures n’est pas dominante dans leur entourage. J’ai creusé ensuite cette question de l’autonomie culturelle qui subsiste chez les classes populaires, dans des espaces où elle n’est pas concurrencée par d’autres modèles.
Lorsque j’ai démarré mon travail de thèse, les jeunes ruraux que je suivais avaient pu vivre dans des formes de précarités statutaires, professionnelles ou familiales. Ils se comparaient beaucoup entre eux, mais il n’y avait pas du tout un sentiment de regret de ne pas avoir fait d’études. Il ne s’agit pas d’un choix, car le simple fait de bénéficier d’une reconnaissance sociale est légitime ici, ce qui fait figure de contre-modèle ailleurs.
Quel est leur parcours dans cette deuxième partie de vie d’adulte ?
Leurs projets de vie sont très marqués par l’inertie des positions sociales, il y a une vraie pesanteur dans ces milieux-là, il y a peu de perspectives d’ascension sociale lorsqu’on vient des classes les plus précaires. Ce phénomène est accentué lorsqu’on vient d’une famille symboliquement marginalisée, dont les parents étaient au chômage ou qui ont contrevenu à la norme. Il y a des projets pour l’avenir, mais ils sont toujours très marqués, car chacun a sa place et y reste.
Y a‑t-il un sentiment de conscientisation et d’appartenance à cette vie dans les campagnes qui se désertifient ?
Il n’y a pas ce côté états-unien « Proud to be a redneck » en France. En revanche, il y a une construction négative, dans le fait de dire que l’on n’est pas « écolo et bobo ». Ils rejettent en bloc le modèle urbain et se complaisent finalement dans le rejet. Comme l’écrit Bourdieu, les dégoûts classent tout autant que les goûts. De ce côté-là, ils sont comme tout le monde.
Propos recueillis par Maider Darricau
Lire la suite de l’entretien avec Benoît Coquard dans le numéro 440 « Générations » en version papier ou en version numérique
Crédit photo : Raphaël Schneider & Dantz/Pexels