L’entrée de notre planète dans l’anthropocène oblige à repenser nos outils de description du monde et du vivant, pour aboutir à des représentations communes de ce que signifie vivre dans un climat bouleversé. Pour cela, les cartographes doivent impérativement remettre en question leur langage, leurs outils, leurs logiciels et travailler avec toutes les disciplines au service du récit.
Au début du XXe siècle, les spécialistes en sciences de la Terre démontrent que les activités humaines impactent fortement les systèmes naturels à l’échelle planétaire. Alors que cette prise de conscience se diffuse dans la société et s’accélère – bien que trop lentement – à partir des années 1960, on observe depuis ces dix dernières années, une aggravation des dérèglements climatiques et biophysiques, au risque de se rapprocher d’un effet de seuil qui pourrait être irréversible et non soutenable pour l’homme. L’entrée dans cette ère, appelée par certain l’anthropocène, nous presse à repenser nos outils de description du monde et, avec lui, nos représentations du vivant : du sol, de l’air, des vivants non humains, des végétaux, de la mémoire…
La représentation par l’image, et plus spécifiquement par la carte, est un contributeur décisif à l’intelligibilité d’un sujet, autant que les mots-clés ou les images emblématiques. Or, le faible intérêt que les cartographes portent à représenter le monde des vivants non humains dans leur spécificité et leur relation avec les humains a certainement contribué au peu de soin que les hommes ont porté à la planète. Mais, il est également très probable qu’une des sources d’indifférence, voire de scepticisme à l’égard du boule- versement climatique provienne de l’absence de représentation commune de ce que signifie vivre dans un climat bouleversé.
À travers la citation suivante, les trois autrices de Terra Forma, manuel de cartographies potentielles résument bien les difficultés que les cartographes rencontrent à penser une représentation plus respectueuse du vivant : « On déplie la carte. L’œil reconnaît les lignes, s’oriente et construit l’espace. Pour s’amarrer, le doigt se pose sur le papier, transportant par ce biais le corps, le faisant voyager. Mais, très vite, il se heurte aux limites parcellaires, aux blocs construits, se restreint à ce qui est parcourable, empruntant les routes, n’osant s’aventurer dans le blanc qui dessine une tout autre mosaïque. Nos visualisations de la Terre sont fondées sur d’anciennes images cartographiques et géologiques conçues comme un outil de colonisation, une manière d’écrire le récit d’une conquête où le civilisé s’empare de territoires soi-disant “vides”, mais qu’il s’agit, en fait, toujours de vider, car ils sont peuplés. Peuplés d’organismes vivants, de traces commémoratives, d’éléments industriels, de roches, de bactéries, de galeries, d’eau, de volcans… »
D’aucuns pourraient opposer à ce propos des contre-exemples. Il y a, évidemment, dans l’histoire de la cartographie, des repré- sentations non anthropocentrées – les cartes géologiques en sont une illustration –, mais force est de constater qu’elles sont tout de même majoritairement au service de la « conquête » des espaces par l’homme. On pense au sens premier de conquête, c’est‑à-dire à l’action de conquérir de nouveaux territoires: comme avec les premières représentations du monde par Ératosthène au IIIe siècle avant J.-C. [mathématicien, astronome et géographe grec, ndlr] ; aux portulans à partir du XIIIe siècle [cartes manuscrites de navigation créées par les Italiens], utiles aux navigateurs, aux grandes découvertes et à la colonisation; aux cartographies militaires ou encore aux atlas scolaires faits de collection de cartes des ressources naturelles qui ont bercé des générations d’écoliers, pour ne citer que quelques exemples emblématiques.
On peut également entendre le mot conquête au sens de «gestion, d’organisation», notamment politique. Avec cette acception, les exemples sont légion. À l’échelle de la planète, la représentation la plus usitée est celle des pays du monde. À l’échelle de la France, à travers sa tradition « aménagiste », a été produite une multitude de cartographies au service de la gestion des territoires: le cadastre, auquel font référence les trois autrices, ou encore les schémas de planification, les cartographies de zonage d’aménagement, les représentations des infrastructures de transports, la couverture numérique… Il ne fait aucun doute que les sujets cartographiés sont largement anthro- pocentrés et portent peu sur les vivants non humains. Mais, bien plus dommageable encore, les fondements même du langage cartographique sont anthropocentrés et ne permettent pas de correctement les représenter et, de ce fait, ils rendent moins tangibles les enjeux de la crise climatique et écologique.
Comment montrer ce qui a été rendu invisible ?
Comment, par exemple, cartographier un sol vivant, représenter les bactéries, les insectes, la perméabilité, les nappes phréatiques…, quand les usages cartographiques veulent que l’on représente un territoire vu du ciel ? Comment montrer la mémoire des lieux, ses stigmates, ses plaies ou encore nos attachements…, quand la cartographie, depuis la formalisation d’un langage sémiologique par le cartographe Jacques Bertin dans les années 1970, ne donne crédit qu’aux cartographies statistiques?
Le chantier est colossal. Il l’est pour les cartographes, qui doivent impérativement réinterroger en profondeur leurs pratiques. Il l’est également pour les citoyens qui doivent accepter d’être bousculés dans leurs habitus cartographiques. De nombreuses pistes sont à explorer. Les premières concernent le langage cartographique lui-même: en remettant en cause la vue zénithale des cartes, leur échelle unique et la représentation des territoires au bénéfice de celle des réseaux. Mais il est également impératif que les cartographes se questionnent sur leurs méthodes et leurs propres outils.
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Karine Hurel
Carte « Sol ». © Frédérique Aït‑Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, éditions B42, 2019