Comment le rail a façonné le Japon

Des banlieues interminables aux gigantesques gares de centre-ville, l’infrastructure ferroviaire a joué un rôle fondamental dans l’aménagement du territoire nippon. Une urbanisation portée par les puissants conglomérats du rail et un certain laisser-faire des pouvoirs publics.

 

Depuis le pont Hijiri, près de la station tokyoïte d’Ochanomizu, un surprenant bal de rails s’offre aux ferrovipathes d’ici et d’ailleurs: la rencontre des lignes Marunouchi, Sōbu et Chūō. En plein centre-ville, cinq voies s’enchevêtrent sur trois niveaux différents à quelques mètres de la rivière Kanda, des édifices et du temple Yushima Seidō. Sept cents mètres plus à l’est, les voies surélevées de trois lignes différentes s’engouffrent entre les grands immeubles d’Akihabara, bardés de hauts panneaux publicitaires colorés. Plus loin, dans l’infinie périphérie de la capitale nipponne, de nombreux passages à niveau rythment le flot des piétons et voitures. Dans la campagne, le blanc nacré des Shinkansen lancés à pleine vitesse file dans la nature verdoyante.

Difficile d’imaginer un Japon sans l’omniprésence du train, qu’il sillonne entre les gratte-ciel, fende la banlieue ou s’aventure sous la mer. L’infrastructure ferroviaire et ses opérateurs ont joué un rôle fondamental dans la fabrique de la ville et la planification du territoire. Depuis le début du XXe siècle, ils ont agi comme « un puissant outil d’aménagement du territoire et un acteur majeur de la fabrique et du renouvellement urbain au Japon », écrit Corinne Tiry-Ono, architecte spécialiste du pays, dans son livre L’Architecture des déplacements – Gares ferroviaires du Japon (Infolio, coll. « Archigraphy Poche », 2018). Un modèle de ville articulé autour du rail, activé par les déplacements pendulaires, « dont il existe peu d’équivalents parmi les grandes métropoles occidentales ». Le chemin de fer arrive au Japon dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’empire vient alors de mettre un terme à la politique d’isolement, sous la menace des canons de la flotte du commodore de l’US Navy, Matthew Perry, qui oblige le shogunat d’alors à signer la convention de Kanagawa (1854), permettant aux navires états-uniens d’aller et venir dans plusieurs ports japonais. L’évènement marque la fin de l’époque Edo et l’ouverture du Japon au monde. C’est le début de l’ère Meiji. Commence alors un processus de modernisation accélérée grâce à l’adoption de technologies occidentales et le développement de l’industrie. Le rail en fait partie. « Quand le Japon décide de développer son réseau chemin de fer, le gouvernement veut le faire rapidement pour compenser un soi-disant retard par rapport aux pays occidentaux industrialisés. Il y a urgence et le réseau se développe très vite », explique Corinne Tiry-Ono. La première ligne entre en service en 1872. Elle relie Tokyo à Yokohama, aujourd’hui les deux communes les plus peuplées. La liaison Tokyo-Kobe est inaugurée dix-sept ans plus tard : 605 kilomètres avec des arrêts à Nagoya, Kyoto et Osaka.

Malgré le relief accidenté du pays, le rail se développe à vitesse grand V, au même rythme que l’économie. Les terribles dévastations de la Seconde Guerre mondiale marquent certes un point d’arrêt, mais le pays se remet vite d’aplomb. Les années 1960 marquent ainsi le début de la « haute croissance », un exceptionnel rebond économique. Cette fois encore, il est accompagné du rail avec la mise en service du Shinkansen en 1964, la même année que les Jeux olympiques de Tokyo. Surtout développé en viaduc, pour éviter les nombreuses expropriations – particulièrement ardues dans un pays où la propriété foncière est très protégée –, il sillonne aujourd’hui l’île principale d’Honshu et la connecte à ses voisines du nord, Hokkaidō, et du sud, Kyūshū.

Des routes féodales au chemin de fer

« Si le transport par rail a révolutionné les pratiques de déplacement et les modes de vie à partir de l’ère Meiji, ses tracés épousent en revanche fidèlement le réseau des voies terrestres du Gokaidō [les cinq routes principales qui relient Edo, l’ancienne Tokyo, aux autres provinces, ndlr], et par conséquent l’armature urbaine léguée par l’époque féodale », précise Corinne Tiry-Ono. La liaison Tokyo-Kobe emprunte ainsi le tracé approximatif et le nom de la voie qui connectait Edo à Kyoto, le Tōkaidō. Plusieurs villes‑étapes ponctuent ces routes depuis le Moyen Âge. Ces véritables « centralités périphériques » vivent du trafic constant de voyageurs grâce à une offre généreuse de commerces et de divertissement. Profitant de ce dynamisme, les sociétés de chemin de fer y implantent les premières gares. « Les grandes opérations de transport ferroviaire constituent un des mécanismes les plus prégnants et les plus innovants en matière de renouvellement des formes urbaines de la métropole japonaise, alors même qu’elles réitèrent des principes d’organisation traditionnels de l’espace urbain », insiste Corinne Tiry-Ono. Le développement du rail amorcé par l’empire est vite repris à leur compte par plusieurs compagnies ferroviaires privées. Dès le début du XXe siècle, elles mettent en œuvre un modèle économique ultra-diversifié autour du rail. L’objectif final: ne pas dépendre exclusivement des recettes du transport de passagers ou de marchandises. Ces sociétés, appelées ôtemintetsu, imaginent et déploient alors « un modèle économique original consistant à récupérer les plus-values foncières générées par leurs lignes en aménageant des zones résidentielles et en édifiant des équipements de distribution et des loisirs aux abords de leurs réseaux », résume Natacha Aveline, directrice de recherche au CNRS, spécialiste des politiques urbaines en Asie du Nord-Est et autrice du livre La Ville et le rail au Japon (CNRS Éditions, 2016).

 

Le croisement des lignes Chūō, Sōbu et Marunouchi, au-dessus de la rivière Kanda, à Tokyo. Photo : Marti Blancho

La paternité de l’idée est attribuée à Ichizō Kobayashi, fondateur d’Hankyu, compagnie opérant dans la région d’Osaka-Kobe. « Son projet portait en germes les trois éléments de base de la diversification extra-ferroviaire des ōtemintetsu : un grand magasin sur le terminus urbain, un équipement de loisirs (le célèbre théâtre Takarazuka) implanté à l’extrémité périphérique du réseau pour dynamiser le trafic dans le sens inverse des migrations pendulaires, et des espaces résidentiels le long des lignes », détaille Natacha Aveline. Le modèle fait les choux gras d’Hankyu, et ses concurrents ne tardent pas à l’imiter. Pendant ces années fastes, les sociétés s’enrichissent, fusionnent et grossissent jusqu’à devenir de puissants conglomérats. On compte désormais une quinzaine de grands groupes, auxquels s’ajoutent les six entités régionales issues de la privatisation de la compagnie nationale JR, en 1987. Aujourd’hui encore, les ōtemintetsu appliquent cette formule gagnante. À tel point que l’activité de transport ne constitue plus que 20 à 40 % de leur chiffre d’affaires.

Aux origines de la banlieue japonaise

Pendant plus d’un siècle, ces compagnies ont profondément façonné le paysage urbain japonais, participant activement à l’urbanisation accélérée et étalée de la périphérie des grandes villes, toujours plus étendue. C’est à elles que l’on doit les banlieues tentaculaires de la métropole de Tokyo, de Nagoya ou d’Osaka-Kobe-Kyoto. Les ōtemintetsu n’ont cessé de construire au fur et à mesure que leurs lignes s’allongeaient, jouissant du « désintérêt de l’État pour les affaires urbaines », plus occupé à développer l’industrie. Chaque opérateur cherche à acheter les terrains qui longent ses voies pour les aménager et ainsi valorise son ensen – l’espace d’influence aux alentours des rails. « Le principe de la ville d’étape, constituée de constructions qui bordent la route, est en quelque sorte réitéré le long du chemin de fer », remarque Natacha Aveline. Le bourg féodal perd cependant ses dimensions modestes avec l’entrée dans la modernité. Les nouveaux quartiers résidentiels s’étendent à perte de vue sur la vaste plaine du Kantō et autour d’Osaka. À Tokyo, le rayon du bassin d’emploi atteint 50 kilomètres, au grand bénéfice des conglomérats du rail. Les opérateurs-promoteurs n’ont, en effet, aucun intérêt à ce que les logements soient proches du lieu de travail. Leur objectif consiste à développer leurs lignes, vendre des logements, faire augmenter le nombre de voyageurs et ainsi de suite pour augmenter progressivement leur base territoriale. Les banlieues et villes nouvelles poussent comme du lierre tout au long du XXe siècle. On construit des petites maisons individuelles, d’un ou deux étages et plus spacieuses que les logements de centre-ville, pour attirer les nouveaux habitants. Contrairement au cliché occidental bien ancré de la cité japonaise compacte, le paysage urbain japonais est plutôt représenté par une banlieue peu dense et étalée.

La gare comme centre-ville

Chaque ōtemintetsu prend soin de développer l’offre commerciale et de loisirs de sa zone d’influence pour qu’elle soit aussi, voire plus attractive que celles des concurrents. « Les banlieues desservies par ces opérateurs sont donc devenues des cités‑dortoirs, tempère Natacha Aveline, mais elles ont échappé à la morosité grâce à l’implantation de mini-centres urbains autour des gares ferroviaires dans les zones les plus reculées. » La spécialiste du rail au Japon explique ainsi que « l’articulation de fonctions vitales, axées sur les gares ferroviaires de la grande banlieue, a constitué en quelque sorte le noyau générateur de l’expansion urbaine, sur lequel ont pu se greffer d’autres équipements et services, publics ou privés ». Asagaya, quartier résidentiel à six kilomètres de la ligne Yamanote, qui ceinture le centre de Tokyo, en est un bon exemple. Quelques grandes chaînes de café, un cabinet médical et plusieurs stands occupent le rez-de-chaussée de la gare, sous les voies surélevées. De l’autre côté de la rue, une petite coupole rouge et blanche marque le début d’une longue promenade commerciale couverte, rythmée par un chapelet de petits commerces et restaurants. Au détour des petites ruelles, quelques librairies, des izakayas (bars de nuit) et plusieurs gargotes devant lesquelles se pressent les locaux à midi. Cachés entre les immeubles, à 100 mètres de la gare, trois petits bassins artificiels font le bonheur des pêcheurs du dimanche; enfants, parents et seniors confondus. Une vie de quartier dynamique, ponctuée de fêtes locales, qui a inspiré à Keigo Shinzō son manga Hirayasumi. Bien loin de nos gares RER glauques et décrépies, les arrêts de la banlieue nippone sont les centres authentiques des quartiers périphériques ; une vitalité indispensable aux bons comptes des ōtemintetsu. Sans cela, plus personne ne voudrait s’y installer, pas plus les habitants que les commerçants.

Marti Blancho

Lire la suite de cet article dans le numéro 443 « Infra et superstructures » en version papier ou en version numérique

Couverture : Jean-Louis Chapuis, Studio Warmgrey

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