La foire internationale de Tripoli, OVNI urbain oublié

Conçue par l’architecte Oscar Niemeyer, la Foire internationale Rachid Karameh demeure méconnue. Ce joyau architectural inachevé, à cause du déclenchement de la guerre civile au Liban, est aujourd’hui isolé du reste de la métropole et peu entretenu. L’équipement aura finalement été utilisé à de nombreuses fins, parfois sinistres, mais jamais pour sa destination initiale. Plus qu’un morceau de ville, un morceau d’histoire.

 

C’est un espace hors du temps dans la ville de Tripoli, seconde ville du Liban, située à 30 km de la frontière syrienne. La Foire internationale Rachid Karameh, conçue par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer au début des années 1960 et qui porte le nom d’un ancien Premier ministre originaire de la cité, se situe à dix minutes, à peine, à pied du centre-ville. Pourtant, elle semble hors les murs de la métropole, séparée de son cœur battant par une autoroute sans âme et enserrée par une clôture de ciment. L’animation bouillonnante de la rue tripolitaine, avec ses vendeurs ambulants et ses concerts de klaxons, se dissipe rapidement une fois qu’on y pénètre.

Dès l’entrée de la Foire, on est happé par la taille gigantesque du lieu, qui s’étend sur plus de 70 hectares. Une vaste rampe trapézoïdale conduit à un portique rectangulaire qui offre des perspectives sur la « grande couverture », un monolithe de béton brut en forme de boomerang s’étendant à perte de vue. Cette couverture devait abriter les pavillons des nations participant à la Foire. Tout autour, des structures monumentales aux formes ovoïdes ou sinusoïdes semblent avoir été téléportées du cosmos, au milieu de jardins de jacarandas et de bougainvilliers. Le long des allées de la Foire, on croise ainsi un dôme abritant un « théâtre expérimental » inachevé, rappelant celui édifié par Niemeyer à Paris pour le siège du Parti communiste ; un « pavillon libanais » inspiré de l’architecture traditionnelle levantine avec ses arcs en ogive ; un château d’eau en forme de capsule cylindrique qui devait accueillir un restaurant panoramique ; ou encore une arche monumentale marquant l’entrée d’un théâtre en plein air. Près de 40 % de la Foire reste en friche, en particulier derrière le boomerang de béton. De longs bâtiments autrefois destinés au personnel administratif de la Foire, aux douanes et aux pompiers croupissent, à l’abandon, dévorés par les herbes sauvages.

Le pavillon libanais « inspiré de l’architecture traditionnelle levantine avec ses arcs en ogive »             Photo : Wassim Naghi

Un projet conçu pendant « l’âge d’or » du Liban

En 2023, le site a été classé sur la liste du patrimoine mondial en péril de l’Unesco, mettant un coup de projecteur sur la Foire. Sa gestation remonte en fait à la fin des années 1950, alors que le « pays du Cèdre » est en plein essor économique. En 1958, le Liban vient de traverser une courte guerre civile, et le général réformiste Fouad Chéhab est élu président de la République. Il entend développer les infrastructures dans tout le pays et promouvoir la décentralisation. Il cherche à gagner l’opinion publique de Tripoli, en déclin depuis le début du XXe siècle par rapport à Beyrouth, et qui a vu sa position économique fragilisée en intégrant le Grand Liban en 1920, après s’être détachée de la Syrie. Une série de grands projets sont annoncés, notamment une raffinerie de pétrole, un aéroport, un stade olympique…, et une foire internationale. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : les pays arabes nouvellement indépendants veulent rayonner, et lancent de vastes installations, à Damas ou à Bagdad, à l’instar des grandes expositions universelles des capitales européennes à la fin du XIXe siècle. C’est Bolivar de la Freitas, l’ambassadeur libanais au Brésil, où vit une part importante de la diaspora, qui fait les démarches pour contacter Niemeyer. L’architecte de 50 ans vient d’émerveiller le monde avec la réalisation de la nouvelle capitale Brasília. C’est quasiment la première fois qu’il est sollicité hors du continent américain.

En 1962, Oscar Niemeyer pose ses valises à Tripoli, où, pendant deux mois, il élabore des plans, des croquis et une maquette 3D de la Foire. Celle-ci est intégrée dans un plan global de développement urbain, qui prévoit aussi la création d’un quartier d’habitations avec des logements, des commerces, des équipements de loisirs, afin de permettre le développement d’installations touristiques sur le littoral. Comme un prolongement de la Foire. « Niemeyer avait imaginé des bâtiments perpendiculaires à la mer pour garder des corniches de vue libres, explique Mousbah Rajab, architecte et urbaniste qui travaille sur Tripoli depuis près de quarante ans. Il voulait que son projet de logements soit tourné vers la Méditerranée, tout en étant connecté à la ville, comme un nouveau noyau urbain, mais les autorités locales la voulaient très proche du centre économique. Le projet de logements a finalement été abandonné par le gouvernement. » L’architecte brésilien avait aussi préconisé que la Foire soit traversée par une autoroute reliant Beyrouth au nord de la Syrie. Une autoroute a bien été construite, mais suivant une tangente à la Foire, l’isolant du reste de la ville.

L’État libanais lance finalement le chantier en 1967, après plusieurs années passées à exproprier des centaines de milliers de mètres carrés de champs d’orangers. Mais il est interrompu en 1975 par l’irruption de la guerre civile (1975−1990), alors que le gros œuvre vient à peine d’être achevé. « Un tel projet aurait dû être terminé en deux ans, mais le gouvernement libanais n’a jamais trouvé le financement nécessaire pour construire en une seule fois, et la Syrie a mis des bâtons dans les roues de la Foire pour qu’elle ne concurrence pas celle de Damas », assure Mousbah Rajab. Dès 1976, l’armée syrienne, entrée massivement au Liban, occupe l’emplacement, stratégique, et s’en sert de base militaire pendant près de vingt ans. « La transformation de la Foire en lieu de détention, de torture et d’exécutions, a créé une séparation avec le reste de la ville, et a longtemps rappelé de mauvais souvenirs aux Tripolitains », raconte Wassim Naghi, architecte restaurateur et président de la Fondation de l’héritage de Niemeyer à Tripoli, qui mène un projet pour rénover le théâtre expérimental.

Thomas Abgrall

Lire la suite de cet article dans le numéro 443 « Infra et superstructures » en version papier ou en version numérique

Couverture : Jean-Louis Chapuis, Studio Warmgrey

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