La ville du futur a‑t-elle besoin d’être hyperfonctionnelle ?

Une ville qui fonctionne bien est-elle une ville très performante ? Quel type d’optimisation sommes-nous collectivement en train de rechercher et rechercherons- nous davantage encore demain ? Et si, plutôt que de toujours tout optimiser par la technologie, on s’attachait déjà à faire fonctionner les choses convenablement ?

 

Vous avez dit « fonctionnel » et même « hyper-fonctionnel»? Serait-ce le retour, quatre-vingt-dix ans après, de Le Corbusier, son Modulor – silhouette standardisée pour concevoir la taille des unités d’habitation – et son modèle fonctionnaliste avec pour chaque zone son activité dédiée? Le célèbre architecte-urbaniste et d’autres ingénieurs n’ont eu de cesse de modéliser, d’optimiser les flux, de construire des réseaux en tout genre, toujours plus performants – jusqu’à canaliser les rivières.

« Ville du futur » ? Et voici revenir le fantôme de la smart city et de la techno-fascination des abords des années 2000, avec dans leur sillage une logique d’optimisation financière doublée d’un vernis écologique. Des villes futuristes – avec en sous-sol les basses fonctions de la cité et dans les airs des véhicules volants – fantasmées dans des films de science-fiction dystopiques, ou (presque) réelles comme avec le projet The Line de Neom, en plein milieu du désert saoudien, ou encore Songdo, en Corée du Sud, bourrée d’électronique, mais somme toute assez classique dans son fonctionnement. Autant d’exemples qui font « pschitt » cités par Philippe Bihouix, ingénieur et directeur général d’Arep, dans le chapitre sur la smart city de son livre La Ville stationnaire, comment mettre fin à l’étalement urbain (coécrit avec Sophie Jeantet et Clémence de Selva, Actes Sud, 2022). « La ville n’est pas une somme de fonctions, ce sont de vieilles lunes qui reviennent sous différentes formes: big data, block chain, trottoirs intelligents, caméras de vidéosurveillance, etc. », réagit-il quand on l’interroge sur le terme hyperfonctionnel. Mais l’auteur nous rassure : la vague de la smart city, qui a fasciné bien des collectivités françaises au début du XXIe siècle, est « passée en Europe, au bénéfice d’autres concepts comme la ville résiliente et inclusive ». Ces dix dernières années, de nouveaux fondamentaux de la ville bas-carbone se sont imposés, comme le recours aux matériaux biosourcés et aux réseaux de chaleur et de froid – des approches plus économes s’adossant à un haut degré de technicité. « Évidemment qu’il faut des capteurs pour détecter les fuites d’eau et des indicateurs pour bien gérer ses actifs ! », relève Philippe Bihouix. Avant de prévenir : « Mais attention à ce que ce ne soit pas d’abord une machine à occuper des bac +5 et plus. »

« Place du vert, densité, énergie, carbone…, tous les sujets sont traduits dans un ensemble de métriques, d’objectifs, de ratios, de modélisations, de contraintes… Comment leur donner une forme à la fin ?, prolonge Georgina André, assistante technique développement durable pour le groupe Suez. Il y a un curseur à retrouver pour ne pas avoir un système qui nous dépasse à la fin. » Ce qui compte avant tout, c’est la gestion, le pilotage et la gouvernance : « s’il n’y a pas d’arbitrages, pas d’imperfections, le système ne peut pas s’adapter et être résilient », défend-elle, s’étonnant que « les compromis, voire l’échec d’un système » ne soient « pas considérés comme la condition de sa réussite ». Pour elle, « le contexte et la situation l’emportent sur la performance, et à ce titre, la marge de manœuvre de l’architecte, par exemple, n’est pas juste esthétique », mais permet de « faire le lien avec les choses qui vont vivre ». Et c’est d’autant plus important qu’il y a bien souvent « un décalage entre les systèmes technologiques et l’appropriation culturelle qui en est faite ». Même les professionnels peinent parfois à se mettre d’accord sur les seuils de certains indicateurs de performance, comme le reconnaît une chercheuse… De son côté, Jean-Luc Gorce, directeur général d’Aquitanis, office public de l’habitat de Bordeaux Métropole et aménageur public, s’interroge : « Quand on met de la domotique dans les logements, c’est dur à maintenir en fonctionnement, coûteux, et les habitants ne savent pas la faire fonctionner. Est-ce vraiment une performance ? »

 

Locus Solus, habitat participatif en locatif social d’Aquitanis dans le quartier du Grand Parc (Bordeaux), conçu par Éo « toutes architectures », comprenant 46 appartements, une serre polyvalente commune, une chambre-relais, une maison d’assistantes maternelles et des espaces à cultiver.                       Photo : Alban Gilbert pour Aquitanis

 

Indicateurs extra-humains

« À force de guetter des indicateurs extra-humains, on perd de vue nos besoins fondamentaux, résume Sonia Lavadinho, chercheuse et consultante, fondatrice de Bfluid, et autrice de La Ville relationnelle, les sept figures (avec Pascal Le Brun-Cordier et Yves Winkin, Éditions Apogée, 2024). Dans le vivant, il existe aussi un monitoring…, mais de ce qui compte. Or, ce qui est important n’est pas forcément ce qui est performant. Notre instrument de mesure n’est pas au bon endroit. » Et d’ajouter : « Nous vivons dans une société qui traite l’aigu. On pousse toujours le curseur hyperfonctionnel puis on déploie de grands programmes avec, derrière, un problème de sur-reporting. On ne sait pas gérer la maintenance, le chronique, alors que nous entrons dans une ère dans laquelle les questions qui se poseront ne seront pas juste “comment gagner dix minutes sur l’heure de pointe”. » Pour Matthias Navarro, PDG de Redman, « la ville ne peut pas être dans une logique de performance pure calquée sur les standards de l’industrie. Ce n’est pas une chaîne de production, c’est vivant, c’est complexe, c’est organique ! La performance et la fonctionnalité ne vont pas forcément de pair. Plutôt que d’empiler des solutions technologiques, mieux vaut aller au-devant de la durabilité, en s’interrogeant sur l’essentiel. En envisageant des logements confortables et bien orientés plutôt qu’hyperconnectés et climatisés par exemple. » Et de citer les bâtiments bioclimatiques pour étudiants livrés à Dakar, au Sénégal, sans climatisation, qui s’avèrent « hyperfonctionnels et frais toute l’année, mais pas hypertechnos ». Selon ce dernier, ce n’est pas qu’un enjeu de moindre empreinte environnementale : « La dépendance aux technologies me rend circonspect sur notre capacité à pouvoir nous adapter à des crises qu’on n’anticipe pas – au-delà des canicules, de la montée des eaux, de sous-sols qui s’affaissent, des enjeux géopolitiques… Bref : toutes ces autres crises à venir dans un monde instable… ».

Lucie Romano

Lire la suite de cet article dans le numéro 443 « Infra et superstructures » en version papier ou en version numérique

Couverture : Jean-Louis Chapuis, Studio Warmgrey

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