Comment les USA appréhendent la densification ?
Alors que la France cherche à mettre en œuvre la densité et l’objectif ZAN (« zéro artificialisation nette »), les États-Unis mènent aussi des actions – souvent à l’échelle locale – telles que le Yes in my backyard ou l’Accessory Dwelling Units.
La thématique de la densité est au cœur du débat (1) à la suite de la promulgation de la loi climat et résilience (2021) et plus particulièrement de l’objectif ZAN (« zéro artificialisation nette »). Éviter et remédier à l’imperméabilisation des sols (facteur d’aggravation des inondations) et préserver la biodiversité (maintenir la vie sur la planète) dans un contexte de changement climatique sont devenus des impératifs de toute politique. Le choix de prendre de la distance avec une polémique connue de tous se traduit ici par un regard vers le passé et vers l’ailleurs, non pour prôner un modèle de densité, mais pour une réflexion centrée sur les précautions à prendre pour répondre à l’injonction ZAN.
Une question (idéologique) variant dans le temps
Si l’on se penche sur l’histoire de la ville, il est aisé de reconnaître que la densité est un outil pour différencier la ville de la campagne (Talandier, 2023). Mais un premier changement de sens se produit avec la ville industrielle qui se caractérise par d’importants flux migratoires venus des campagnes. Il s’agit d’assurer la main‑d’œuvre de ce nouveau secteur de l’économie et les ménages ouvriers s’entassent dans des logements insalubres à proximité des usines. Des romans comme ceux de Charles Dickens donnent encore aujourd’hui une idée de cette époque. L’intellectuel Friedrich Engels (1820–1895), s’appuyant sur l’expérience de Manchester, fut l’un des premiers à soulever la question du logement du prolétariat urbain. Il formule l’idée selon laquelle la densité devait être perçue comme un problème social et politique, et évoque les risques épidémiques. Ce fut le début du mouvement hygiéniste. En se basant sur des données chiffrées faisant état du sérieux différentiel du taux de mortalité entre les quartiers d’une ville, la densité se perçoit comme un enjeu de santé publique. Ce qui conduit les responsables politiques et les professionnels à prôner une politique d’assainissement relatée par de nombreux historiens, dont Patrice Bourdelais et Georges Vigarello, en France (2). La diffusion de l’idée d’une densité perçue comme une menace pour la santé fut à l’origine du slogan « dédensifier la ville » et du principe de la faible densité. Chercheurs et urbanistes prônent alors les avantages d’un mode de vie suburbain (suburban way of life (3)) comme l’indiquent les travaux d’Ebenezer Howard (4). Sa vision influença des élus comme Henri Le Sellier, qui fit bâtir des « cités-jardins » pour les classes moyennes et populaires. De célèbres urbanologues, comme Lewis Mumford, ont également plaidé pour une politique visant à « décongestionner la ville ». Les États ont par la suite renforcé le mouvement et ont aidé les ménages de classes moyennes et de classes ouvrières à avoir accès à la propriété en dehors de la ville.
Aux États-Unis, seule l’intellectuelle Jane Jacobs a réhabilité le sens initial donné à la densité. Contrairement aux lotissements de maisons individuelles regroupant des ménages relevant de la même catégorie sociale, Jacobs défend l’urbanisme de la densité : il offre une possible mixité sociale et fonctionnelle et il suscite une animation urbaine associée à la valorisation des espaces publics. Pour Jacobs, la densité représente le meilleur moyen pour assurer la sécurité : toute rencontre dans l’anonymat et dans un temps éphémère ne peut que susciter une certaine forme de surveillance. La densité urbaine est une notion peu stable, elle varie au cours de l’histoire en fonction des enjeux formulés par les sociétés.
Des politiques publiques contemporaines favorables
Revenir à l’idée d’une densité « heureuse » proposée par le ZAN s’explique a priori par le souci de préserver l’environnement naturel et la biodiversité à l’heure du changement climatique. Mais d’autres motivations peuvent également l’expliquer : remédier aux impacts négatifs de la métropolisation et répondre à la crise du logement sont deux objectifs régulièrement évoqués aux États-Unis. Des travaux ont démontré les coûts de l’étalement urbain associé à la reconfiguration spatiale de la ville due à l’impact de la restructuration économique. Robert W. Burchell (1998) et son équipe furent les premiers à les dénoncer, après avoir documenté avec rigueur la diversité des coûts liés à l’étalement urbain (urban sprawl) associés aux processus de métropolisation (5) : lourds investissements publics et privés dans les infrastructures routières et autres, augmentation du budget mobilité des ménages, dégradation de l’environnement naturel et intensification de la ségrégation sociale et spatiale.
La problématique de la densité est redevenue une préoccupation majeure depuis que les experts du logement (6) expliquent combien l’imposition d’un zonage en faveur d’une faible densité (maison individuelle entourée d’un jardin) est à mettre en relation avec la crise du logement. Sous la présidence de Joe Biden, l’État fédéral a proposé une loi, Build Back Better Legislation, dotée d’un budget de 3 500 milliards de dollars, qui a été refusée par le Congrès. Mais certains de ses objectifs ont été réintroduits dans l’Infrastructure Investment and Jobs Act (IIJA) de 2021 et l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022. Les investissements fédéraux ont ciblé la construction de logements abordables localisés à proximité de transports en commun. Quant au ministère du Logement, qui plaide donc pour une densité urbaine à proximité de transports en commun (7), il est à l’origine de la notion de « zonage inclusif » (inclusionary zoning policies) en faveur d’une certaine mixité sociale. En Californie, les professionnels parlent d’up-zoning, suite à la Senate Bill 9 (SB 9 (8)) qui contraint les municipalités à revoir le zonage de leur plan local d’urbanisme afin d’autoriser la construction de quatre logements sur une parcelle de terrain généralement dédiée à une maison entourée d’un jardin. Cette loi est perçue favorablement par les habitants des quartiers pauvres et racialisés. À East Palo Alto, les habitants ont souvent dénoncé l’orientation de leur municipalité (Palo Alto) en faveur de la faible densité et au profit des seuls tech workers travaillant sur les campus de Facebook (au nord), de Google (au sud) et de Stanford (à l’ouest).
Cynthia Ghorra-Gobin
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Photo de couverture : Les ruelles étroites de Grasse (Alpes-Maritimes). Crédit : Lahcène Abib/Divergence
Photo : Exemples de logements qualifiés d’Accessory Dwelling Units (ADU), à Portland (Oregon), avec une habitation indépendante ou attenante (en haut), un garage converti en logement (en bas). Crédit : Kol Peterson/buildinganadu.com/CC-BY-NC-ND‑4.0
1/ Ce débat se retrouve dans d’autres villes du Global North, mais concerne moins celles du Global South, où l’enjeu majeur concerne l’urbanisme informel et le vécu des habitants privés de conditions sanitaires.
2/ Les ingénieurs, une nouvelle catégorie de professionnels, interviennent dans la fabrique de la ville, à côté des architectes. Ce fut l’origine de l’urbanisme des réseaux.
3/ Aux États-Unis, on parle également de lifestyle.
4/ Ebenezer Howard (1850–1928) séjournait aux États-Unis au moment du débat intellectuel en faveur d’un habiter urbain de type suburbs. En français, le terme suburbs fait référence à la banlieue et au périurbain.
5/ La métropolisation se définit comme la poursuite de l’urbanisation à l’échelle mondiale dans un contexte de globalisation financière et de libre circulation des capitaux.