- IA — Du monde réel à un concept qui change de paradigme

Président du think tank Urban AI, Hubert Béroche a mené, en 2019, un tour du monde des villes et des applications de l’IA. Un panorama qui lui a permis de se forger plusieurs certitudes quant à la nature de l’IA urbaine, de comprendre les utilités concrètes, et de cerner la différence de perception et d’utilisation en fonction des pays.

 

Les villes sont confron­tées à des défis sans pré­cé­dent. Les chiffres sont bien connus : alors qu’elles n’occupent que 2 % de la sur­face de la Terre, les agglo­mé­ra­tions urbaines accueillent plus de 50 % de la popu­la­tion mon­diale et sont res­pon­sables de 70 % des émis­sions de gaz à effet de serre. Tout en concen­trant l’essentiel du capi­tal et des richesses humaines, elles sont aus­si des lieux d’inégalités sys­té­miques (Nel­son, 2023), exa­cer­bant et maté­ria­li­sant les dés­équi­libres sociaux. Paral­lè­le­ment, les villes ont de moins en moins de res­sources pour faire face à ces ten­sions. L’augmentation des contraintes envi­ron­ne­men­tales, com­bi­née à la réduc­tion des bud­gets publics, exerce une pres­sion sur leurs capa­ci­tés. Plus que jamais, les acteurs urbains doivent faire plus avec moins.

Dans ce contexte, l’intelligence arti­fi­cielle (IA) a géné­ra­le­ment été très bien accueillie. Cette tech­no­lo­gie peut être défi­nie comme la capa­ci­té des machines à exé­cu­ter des fonc­tions cog­ni­tives, prin­ci­pa­le­ment grâce à des algo­rithmes d’apprentissage. D’abord inté­grées dans des pro­jets de smart city, les appli­ca­tions de l’IA dans les villes ont pro­gres­si­ve­ment pro­li­fé­ré sous l’impulsion de divers acteurs. Les villes d’aujourd’hui abritent de nom­breuses IA, déte­nues et uti­li­sées par de mul­tiples par­ties pre­nantes pour ser­vir des inté­rêts dif­fé­rents, par­fois divergents.

J’ai d’abord appré­hen­dé cette diver­si­té d’IA à tra­vers un tour du monde de la smart city, au cours duquel j’ai explo­ré douze villes et ren­con­tré plus de 130 par­ties pre­nantes, en 2019. Durant ce pro­jet, j’ai ren­con­tré des scien­ti­fiques et des pra­ti­ciens qui uti­lisent l’IA à des fins très dif­fé­rentes : détec­tion des trem­ble­ments de terre en temps réel à Tokyo, sui­vi de la bio­di­ver­si­té urbaine à Londres, entre­tien des infra­struc­tures à Mont­réal. Non seule­ment ils ont uti­li­sé l’IA dif­fé­rem­ment, mais ils l’ont éga­le­ment déve­lop­pée et mise en œuvre en fonc­tion des cultures, des poli­tiques et des res­sources locales. Par exemple, à Sin­ga­pour, la start-up H3 Dyna­mics uti­lise des drones pour créer des villes qui s’auto-réparent, tan­dis qu’à Mont­réal, la start-up CANN Fore­cast déve­loppe une solu­tion de main­te­nance urbaine axée sur les don­nées et sans capteurs.

Par­tant de ce pre­mier constat, la mas­si­fi­ca­tion et la diver­si­fi­ca­tion des IA dans les villes, j’ai coécrit un rap­port avec vingt scien­ti­fiques et pra­ti­ciens dans lequel nous avons pro­po­sé le concept d’« intel­li­gence arti­fi­cielle urbaine ». À l’époque, en 2020, le concept visait à nom­mer une gamme diver­si­fiée d’applications d’IA sous un nom com­mun et dési­gnait « un ensemble d’algorithmes qui apprennent à par­tir d’ensembles de don­nées urbaines et sont uti­li­sés pour des solu­tions qui sont, ou pour­raient être, déployées dans une ville » (Béroche, 2020).

Vers une approche sys­té­mique des IA urbaines

Après avoir obser­vé la grande diver­si­té des IA dans les villes, j’ai pour­sui­vi ma démarche en ana­ly­sant leurs carac­té­ris­tiques simi­laires pour com­prendre quels com­po­sants uni­fient ces caté­go­ries d’IA et leur font par­ta­ger un espace concep­tuel, plus qu’un nom com­mun. Pour ce faire, nous avons coécrit avec Sarah Popel­ka et Lau­ra Nar­vaez Zer­tuche, avec la par­ti­ci­pa­tion active de la com­mu­nau­té Urban IA, un Guide de l’IA urbaine (Urban AI Guide, Popel­ka, 2023).

Sur la base d’une vaste biblio­gra­phie et de onze entre­tiens appro­fon­dis avec des acteurs urbains du monde entier, nous avons d’abord élar­gi et amé­lio­ré la défi­ni­tion exis­tante de l’IA urbaine, en consi­dé­rant main­te­nant que « le terme “intel­li­gence arti­fi­cielle urbaine” fait réfé­rence à tout sys­tème inté­grant des don­nées issues de l’environnement urbain, qui sont ensuite trai­tées par des algo­rithmes, et dont le résul­tat per­met des appli­ca­tions utiles dans le nexus socio­spa­tial de la ville ». Le prin­ci­pal glis­se­ment de la pre­mière défi­ni­tion à la der­nière est l’approche sys­té­mique, qui repré­sente éga­le­ment notre ambi­tion renou­ve­lée d’unifier les études sur les IA urbaines. Sur le plan concep­tuel, une telle approche fait écho à celle de Kate Craw­ford, dans Ana­to­my of an
AI Sys­tem (avec Vla­dan Joler, 2018), pour qui trois pro­ces­sus cen­traux sont néces­saires au fonc­tion­ne­ment d’un sys­tème d’intelligence arti­fi­cielle à grande échelle : les res­sources maté­rielles, le tra­vail humain et les don­nées. Mais aus­si à la der­nière défi­ni­tion de l’IA par l’OCDE : « Un sys­tème d’IA est un sys­tème basé sur une machine qui, pour des objec­tifs expli­cites ou impli­cites, déduit, à par­tir des entrées qu’il reçoit, com­ment géné­rer des sor­ties telles que des pré­dic­tions, du conte­nu, des recom­man­da­tions ou des déci­sions qui peuvent influen­cer des envi­ron­ne­ments phy­siques ou vir­tuels. Les dif­fé­rents sys­tèmes d’IA varient dans leurs niveaux d’autonomie et d’adaptabilité après le déploie­ment. »

Tou­jours en s’inspirant de la métho­do­lo­gie de Kate Craw­ford, nous avons tra­vaillé à la trans­crip­tion d’une ana­to­mie urbaine de l’IA, à par­tir des ouvrages étu­diés et des entre­tiens menés pour le guide. Cette ana­to­mie révèle les couches inter­con­nec­tées encap­su­lées dans une archi­tec­ture tech­no­lo­gique com­mune. La mise en évi­dence de ces com­po­sants n’a pas seule­ment un inté­rêt concep­tuel – trou­ver des carac­té­ris­tiques com­munes entre les IA urbaines –, mais aus­si un inté­rêt opérationnel.

Lorsque l’on parle d’IA urbaine, les gens ont très sou­vent à l’esprit les extré­mi­tés de cette ana­to­mie, les tableaux de bord visua­li­sés et les cap­teurs phy­siques. Cepen­dant, les sys­tèmes d’IA urbains sont beau­coup plus com­plexes et contiennent plus de couches, cha­cune néces­si­tant une exper­tise et des res­sources spé­ci­fiques. La com­pré­hen­sion de l’ensemble de ce pro­ces­sus sys­té­mique et inté­gré est la pre­mière étape impor­tante vers la maî­trise et la bonne gou­ver­nance de ces tech­no­lo­gies tout en évi­tant les effets secon­daires inattendus.

En plus de cette archi­tec­ture tech­no­lo­gique com­mune, nous avons éga­le­ment obser­vé trois fonc­tion­na­li­tés qui carac­té­risent ces typo­lo­gies d’IA et demandent une atten­tion particulière.

Les IA urbaines sont hybrides

En d’autres termes, leur mode d’existence implique de la maté­ria­li­té, c’est-à-dire une pré­sence dans le monde phy­sique, ce qui les dis­tingue des diverses autres formes d’IA. Cette maté­ria­li­té n’est pas seule­ment infra­struc­tu­relle, mais aus­si, et sur­tout, « infra-ordi-naire ». Elle se dévoile et se déploie dans la bana­li­té du quo­ti­dien. Alors que la maté­ria­li­té des algo­rithmes de recom­man­da­tion de Face­book ou de You­Tube est imper­cep­tible (repo­sant sur un réseau d’infrastructures invi­sibles, telles que des centres de don­nées, des câbles sous-marins, etc.), celle d’un drone, d’un navire auto­nome ou d’un cap­teur LiDAR uti­li­sé pour car­to­gra­phier un ter­ri­toire nous appa­raît concrè­te­ment. Cette copré­sence dans la bana­li­té de la vie quo­ti­dienne a plu­sieurs impli­ca­tions très concrètes ; une erreur de cal­cul d’une IA embar­quée dans un logi­ciel de navi­ga­tion comme Waze peut rapi­de­ment créer des embou­teillages, voire des accidents.

Plus lar­ge­ment, le carac­tère hybride des IA urbaines devrait sus­ci­ter une plus grande atten­tion à leur concep­tion. C’est le cas, par exemple, de l’interface qui se limite sou­vent à la sur­face de nos écrans de smart­phones. Cepen­dant, ce mode d’interaction est non seule­ment antiur­bain, mais aus­si dan­ge­reux. Le smart­phone nous aveugle lit­té­ra­le­ment en nous sous­trayant aux signaux de l’environnement urbain, ce qui peut entraî­ner des acci­dents de la route, entre autres. Consi­dé­ré comme la prin­ci­pale inter­face entre les gens et les villes (intel­li­gentes), il a contri­bué à créer des « smom­bies » – mot-valise for­mé de « smart­phone » et « zom­bie » pour dési­gner les cita­dins qui regardent constam­ment leur télé­phone (Zhuang & Fang, 2020). D’où un besoin d’inventer d’autres maté­ria­li­tés – poé­tiques, ver­tueuses, fru­gales – pour ces IA urbaines.

Hubert Béroche

Lire la suite de cet article dans le numé­ro spé­cial 6 « Fabrique de la ville — La révo­lu­tion IA » en ver­sion papier ou en ver­sion numérique

Pho­to de cou­ver­ture : Jumeau numé­rique de la région métro­po­li­taine de Bar­ce­lone (détail). Cré­dit : Aretian

Pho­to : Test du pro­to­type de Roboat entiè­re­ment auto­nome, à Amster­dam (Roboat, 2021) Cré­dit : MIT/AMS Institute

Pho­to : « Com­ment les tac­tiques des mani­fes­tants de Hong Kong confondent la police et la Chine. » Cré­dit: Newsweek 

 

Réfé­rence bibliographique : 

  • Michael Bat­ty, “Cities as Com­plex Sys­tems: Sca­ling, Inter­ac­tion, Net­works, Dyna­mics and Urban Mor­pho­lo­gies”, UCL Wor­king Papers Series, 2009. 
  • Hubert Béroche (dir.), Urban AI, Urban AI, 2020. https://urbanai.fr/wp-content/uploads/2021/03/URBAN-AI‑1.pdf
  • Alice Ekman and Cris­ti­na de Espe­ran­za Picar­do, Towards Urban Decou­pling? China’s Smart City Ambi­tions at the Time of Covid-19, Euro­pean Union Ins­ti­tute for Secu­ri­ty Stu­dies, 2020.
  • Ruth Nel­son, Mar­ti­jn War­nier, and Tri­vik Ver­ma, “Concep­tua­li­zing Urban Inequa­li­ties as a Com­plex Socio-Tech­ni­cal Phe­no­me­non”, Geo­gra­phi­cal Ana­ly­sis, 56(2), avril 2024, p. 187–216.
  • Sarah Popel­ka, Lau­ra Nar­vaez Zer­tuche, and Hubert Béroche, Urban AI Guide, Urban AI, 2023. https://urbanai.fr/wp-content/uploads/2023/03/Urban-AI-Guide-2023-V2.pdf
  • Sas­kia Sas­sen, Does the City Have Speech?, Duke Uni­ver­si­ty Press, 2013.
  • Ying Zhuang & Zhixiang Fang, “Smart­phone Zom­bie Context Awa­re­ness at Cross­roads: A Mul­ti-Source Infor­ma­tion Fusion Approach”, IEEE Access, 8, 2020, p. 101963–101977.

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