ACCÈS LIBRE : « La fabrique urbaine : une opportunité de refaire société »
Porté depuis toujours par un intérêt pour les questions de vivre-ensemble, Yoann Sportouch fonde en 2017 son agence, LDV Studio Urbain. Avec 𝘗𝘰𝘶𝘳 𝘶𝘯 𝘶𝘳𝘣𝘢𝘯𝘪𝘴𝘮𝘦 𝘥𝘶 𝘤𝘢𝘳𝘦, publié en juin 2024, il pose les bases d’un urbanisme centré sur les relations humaines, la solidarité et les besoins ancrés dans les territoires. Une ville pensée avant tout pour celles et ceux qui l’habitent.
Quels constats vous ont amené à prendre la plume ?
Le point de départ, c’est un constat méthodologique. Quand j’ai fondé LDV Studio Urbain, une agence de stratégies urbaines spécialisée sur les usages, notre ambition était claire : concevoir des projets urbains à partir des besoins réels des habitants. Mais très vite, nous avons compris qu’il fallait aller plus loin, en travaillant de manière plus approfondie sur les contextes, les histoires locales, les vulnérabilités. Le projet urbain ne peut pas être seulement une réponse technique : il doit devenir un levier pour réparer la société. Depuis une dizaine d’années, on observe d’ailleurs une montée en puissance de cette approche : le projet urbain est de plus en plus mobilisé pour répondre à des enjeux sociaux. Des concepts comme la ville inclusive, la ville à hauteur d’enfant, l’urbanisme circulaire ou encore la question du bien vieillir traduisent cette évolution. Tous partent d’un même constat : la ville a généré des exclusions – isolement des personnes âgées, inaccessibilité pour les personnes en situation de handicap, fragmentation sociale. En filigrane, c’est toujours la même question qui revient : celle d’un droit à la ville inégalement partagé. Ainsi, des concepteurs et maîtres d’ouvrage tentent, à travers ces approches, de dépasser le simple développement des territoires. Au sein de l’agence, nous nous sommes rendu compte que nous étions nés de cette démarche.
Dans le même temps, j’ai aussi constaté un trop-plein de concepts et de méthodes, mais aussi un vide. Quelque chose ne créait pas de système, et nous le constations régulièrement dans les projets urbains, lors d’appels à projets et de consultations. Chaque appel d’offres avait son propre thème : la ville du bien vieillir, le genre dans l’espace public… Par exemple, après la crise sanitaire, on a vu apparaître des expressions comme « logements post-Covid »… La conclusion de tout cela, c’est que tout est sectorisé, et souvent répond à des « tendances du moment », ce qui est problématique. Il faut appréhender les problématiques à partir des besoins réels et divers. C’est pourquoi je me suis interrogé sur la
nécessité de faire émerger, au-delà des concepts et des approches qui me semblaient toutes nécessaires, une éthique systémique. J’ai étudié la philosophie durant ma formation universitaire, donc les concepts m’importent, au-delà de l’approche pratique. Je me suis donc intéressé au « cœur », à trouver un dénominateur commun à toutes ces approches. Et rapidement, j’ai compris que toutes ces visions placent la vulnérabilité et l’interdépendance au centre de leurs propositions. C’est un premier constat conceptuel et méthodologique.
Deuxième constat : nous sommes face à une multiplication et un enchevêtrement de crises : environnementale, démocratique, sociale, économique et, bien sûr, celle du logement — elles s’alimentent les unes les autres. Cette interconnexion rend indispensable une remise en question en profondeur de la manière dont nous fabriquons la ville. Car nous portons une responsabilité : celle de faire du projet urbain un outil capable de répondre à ces urgences.
Cela suppose un changement de paradigme : passer d’un urbanisme guidé par l’offre à un urbanisme fondé sur les besoins réels. Face à ces crises multiples, il est nécessaire d’initier un rééquilibrage dans la manière de concevoir nos territoires.
Qu’est-ce que représente ce rééquilibrage ?
Dans cette période de crise où tout est interconnecté, il me semble essentiel de constater que nous avons atteint les limites d’un modèle. L’urbanisme produit parfois des réponses inadéquates. Par exemple, à Nanterre, ville qui a été le théâtre d’émeutes quelques mois auparavant [en juin 2023, après la mort de Nahel par un tir policier à la suite d’un refus d’obtempérer, ndlr], qui se sont propagées dans toute la France, on a récemment inauguré un arboretum de 120 000 m² de bureaux… Au moment de son ouverture, seulement 9 000 m2 étaient occupés, et inutile de préciser que les loyers ne devaient pas être adaptés à des entreprises locales. On se dit donc que ce type de projet est devenu insensé, d’autant plus que ce projet se construit alors que nous sommes plutôt dans une tendance où le télétravail (malgré une légère stagnation ces derniers mois) se développe largement. Il y a une déconnexion totale par rapport à ce qui se passe sous nos yeux. Face à cette crise, il est temps de rééquilibrer l’urbanisme que nous avons pratiqué pendant des années, un urbanisme axé sur l’offre. Il faut recentrer l’attention sur les autres, en particulier sur les êtres vivants, dans une perspective globale et planétaire. C’est ce qui définit l’urbanisme du « care ».
Vous parlez aussi de réenchanter la fabrique urbaine. N’est-ce pas un marronnier de l’urbanisme employé à outrance ?
De nombreuses agences et urbanistes l’utilisent effectivement. La question que je me pose chaque matin est de savoir comment faire en sorte que le projet urbain sur lequel nous travaillons puisse aider à résoudre les problèmes, sans en créer de nouveaux. Je parle de réenchanter la fabrique urbaine, car il s’agit aussi de déterminer comment ces acteurs peuvent jouer un rôle. Au-delà de la simple nécessité de développement économique, urbain ou démographique d’un territoire, ou de la rentabilité d’un investisseur, il faut se poser la question de notre métier et de son utilité.
À quoi servent nos métiers si ce n’est à contribuer à une certaine cohésion sociale et à l’habitabilité du monde ? C’est en cela que je parle de réenchanter la fabrique urbaine, de lui redonner du sens. Notre action aura un impact non seulement sur les détenteurs d’une petite parcelle où l’on va réaliser le projet urbain, mais sur l’ensemble du quartier. Nous sommes arrivés au bout d’un modèle, car nous constatons qu’il a généré de fortes inégalités, entre l’affaiblissement démocratique et une partie de la population qui s’interroge sur sa pertinence. Nous assistons à une aggravation des inégalités et des vulnérabilités qui sont de plus en plus fortes. Comment, à partir de chaque projet d’aménagement, de création de logements, d’activités, ou de réhabilitation de friches, pouvons-nous résoudre cela et avec quels outils ?
De plus, beaucoup d’étudiants nous contactent ces derniers temps au travers de cette approche d’urbanisme du care, car une nouvelle génération de professionnels qui se met en place s’intéresse davantage aux questions sociales et environnementales. Enfin, la dernière catégorie de personnes que j’interpelle est celle des maîtres d’ouvrage, publics ou privés, qui estiment que l’urbanisme du care est un bon moyen de renforcer l’acceptabilité des projets. Au contraire, il faut éviter cet écueil ! Réenchanter la fabrique urbaine ne doit pas être considéré comme une notion de marketing, mais plutôt comme une opportunité de refaire société. Nous sommes toutes et tous concernés par ce qui doit être une priorité.
Vous évoquez aussi l’intelligence artificielle, pourrait-elle avoir une utilité dans la fabrique urbaine ?
L’intelligence artificielle peut effectivement être utile dans la fabrique urbaine, à condition qu’elle soit utilisée à bon escient. J’ai rencontré des concepteurs qui s’en servent pour analyser les usages d’un lieu, mieux comprendre comment les gens s’y déplacent, s’y rencontrent. Cela permet d’imaginer des espaces plus inclusifs, plus fédérateurs, où les relations sociales peuvent se renforcer.
Mais, pour moi, il y a une distinction essentielle à faire entre la ville – comme objet fini – et l’urbanisme du care, qui met l’accent sur le processus de fabrication de cette ville. L’IA peut certes nous aider à mieux concevoir la ville en tant qu’objet fini, à optimiser certains aspects, c’est vrai, mais elle ne pourra jamais remplacer le lien humain qui s’y développe, mais aussi celui qui sert à la fabriquer. Et celui-ci, nous pouvons largement l’intensifier.
Par exemple, si on mène des ateliers de concertation entre des habitants qui ne se parlent pas, voire qui s’opposent dans certains quartiers, eh bien, on contribue de cette manière à soigner notre société. Même chose, si l’on fait du porte-à-porte, et que l’on va à la rencontre des publics très vulnérables, invisibles des processus de concertation, isolés, on prend conscience qu’on voit des gens qui n’ont, parfois, croisé personne depuis des semaines. Car nous sommes dans une société qui a créé de l’isolement. Ou encore, si l’on s’adresse à des acteurs locaux pour leur demander non seulement leur avis, mais aussi concevoir avec eux une programmation nouvelle dans leur quartier qui se transforme, on les valorise dans ce qu’ils sont ! Dans une société qui a particulièrement besoin de valoriser les individus qui la composent, car la sensation de déclassement ou le sentiment « que l’on ne compte pas » sont aujourd’hui de plus en plus partagés dans notre société. Des sentiments qui n’ont pour conséquence que de renforcer la défiance envers les pouvoirs publics. Ces opportunités nous sont offertes pendant le temps du projet urbain, ce sont des moments d’échanges, des liens, de la coconstruction, loin de l’intelligence artificielle. Si on ne les investit pas, voire pire, si elles n’existent plus et qu’elles sont remplacées par l’intelligence artificielle, alors il y aura forcément moins d’interactions dans une société qui en a plus que besoin aujourd’hui.
Un trop-plein d’intelligence artificielle qui se met en œuvre provoquera forcément un déficit d’humanité dans notre société. Nous avons de plus en plus de difficultés non seulement à trouver des consensus au sein de notre société, mais aussi, au-delà de cela, à nous écouter.
L’urbanisme du care repose sur ces interactions humaines. Si on les remplace par des algorithmes, on court le risque d’un déficit d’humanité dans notre société. Dans une société déjà fracturée, où l’écoute se fait rare, je suis convaincu que notre besoin le plus urgent est celui de recréer des liens. Il ne s’agit donc pas d’aller contre l’intelligence artificielle, mais de l’utiliser à bon escient et de remettre de l’humain partout où c’est possible de le faire, dans tous les interstices et les temporalités du projet urbain.
Dans une société capitaliste et libérale, peut-on refaire de la vie un espace de liberté, de solidarité comme vous le proposez ?
Dans une société capitaliste et libérale, il me semble essentiel de reconsidérer l’argent non plus comme une finalité, mais comme un moyen. Au travers de l’urbanisme du care, ce sont, par exemple, les acteurs locaux qui deviennent centraux – ceux qui, au quotidien, prennent en charge les vulnérabilités de notre société, souvent de manière invisible.
La rentabilité d’un projet urbain ne se mesure pas uniquement en mètres carrés commercialisés. Elle peut aussi découler de la capacité à activer des dynamiques locales. Par exemple, en réhabilitant un immeuble, on peut créer des rez-de-chaussée actifs qui favorisent l’interdépendance entre les acteurs présents sur le territoire. Plutôt que d’aller chercher des enseignes extérieures qui n’ont rien à voir avec le contexte local, pourquoi ne pas soutenir les porteurs de projets locaux, ceux qui vivent déjà là et qui peuvent devenir exploitants ?
Impliquer les habitants dans le choix des commerces, construire des modèles économiques viables sur plusieurs années : tout cela contribue à répondre aux besoins sociaux de manière concrète. On pourrait même aller plus loin, en réinvestissant certains coûts, comme ceux liés à la prospection commerciale, pour accompagner les personnes éloignées de l’emploi.
Les frais de prospection commerciale habituellement utilisés pourraient, par exemple, être réinvestis pour accompagner des chômeurs de longue durée à développer des activités dans le cadre de nouvelles programmations. La programmation, lorsqu’elle est contextualisée, peut renforcer les écosystèmes d’acteurs, en cartographiant les besoins pour renforcer l’activité économique locale. Dans cette perspective, l’argent devient un levier d’utilité sociale. C’est exactement cela, l’urbanisme du care : une approche qui met les besoins réels au cœur de la programmation, au-delà des logiques de « rentabilité immédiate ».
Pourquoi faut-il abandonner l’utopie ?
On me demande souvent à quoi pourrait ressembler la ville de demain. Mais je pense qu’il faut sortir de cette obsession de l’utopie. La question n’est pas de rêver une ville idéale, mais de répondre, ici et maintenant, aux vulnérabilités bien réelles. L’enjeu, aujourd’hui, c’est d’être pragmatique, de proposer des projets adaptables, capables d’évoluer avec les contextes.
J’ai été formé par Roland Castro, qui défendait l’idée d’une « utopie concrète ». Une notion précieuse, mais que je crois aujourd’hui dépassée. Pourquoi ? Parce qu’elle nous éloigne souvent de la maîtrise d’usage, des usages réels, du terrain. En tant que concepteurs, nous avons certes besoin d’intuition, mais cette intuition doit rester ancrée dans le réel pour développer des projets désirables et adaptés à chaque contexte. Et pour cela, il faut des choses concrètes, simples, et surtout écouter et partir des réalités du terrain.
Nous ne pouvons plus nous permettre de créer des utopies. Il y a trop de ressources gaspillées, de problèmes et d’inégalités dans la société, trop de besoins non satisfaits. Créer des utopies ne ferait que renforcer ces inégalités, car elles seraient forcément réservées à celles et ceux qui ont le plus de moyens. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est une économie de moyens, une posture d’humilité, sans renoncer pour autant à une ambition forte.
Dans le même temps, l’adaptation – terme encore aujourd’hui très utilisé dans la fabrique urbaine, et notamment par l’actuelle ministre de la Transition écologique – est dépassée. Il faut désormais penser en termes de transformation. Et cette transformation doit s’appuyer sur le modèle du care, qui nous permet de rééquilibrer en profondeur le système urbain, en partant des besoins, des fragilités, et surtout de l’attention portée aux autres.
Propos recueillis par Maider Darricau
Photo : De l’eau, des berges, du sport ! © D. R.