Michael Roch : « L’unicité de l’humanité caribéenne, c’est sa diversité »
Le romancier Michael Roch a imaginé une mégalopole caribéenne appelée Lanvil, où se déroulent la plupart de ses récits. Il poursuit aujourd’hui cette démarche d’anticipation à travers son recueil de nouvelles – revues et corrigées ou inédites –, baptisé Lanvil emmêlée (La Volte, 2024).
Lanvil est le décorum de presque toutes vos histoires. À quand remonte son apparition dans vos textes ?
À mon tout premier texte afro-futuriste, qui est la première nouvelle du recueil Lanvil emmêlée, et qui s’appelle « Aux portes de Lanvil ». Elle avait été publiée dans la revue Bifrost, en 2018. C’était une première vision, assez lointaine ; le mot apparaît, mais le lieu n’était pas entièrement construit. Ce sera le cas dans le roman Tè mawon, sorti en 2022 [La Volte, ndlr]. Lanvil est alors le nom d’une mégalopole qui s’étend de Miami au Venezuela, et couvre ainsi tout l’arc caribéen.
Un arc qui devient ainsi « une longue bande urbaine surpeuplée », pour vous citer. Quel serait l’historique de sa création ?
Tout cela est encore en construction, mais je peux vous donner les grandes lignes. Il y a d’abord la naissance d’une fédération d’îles, puis une fédération économique. Ce n’est cependant pas une fédération politique, même si l’on pourrait totalement imaginer que cela se produise dans les années à venir, si toutes les îles des Caraïbes devenaient indépendantes. Sachant que les seules à ne pas l’être sont les îles françaises et certaines îles américaines.
Cette idée part d’un principe politique, partagé de manière poétique par des auteurs et des écrivains caribéens, qui s’appelle la « diversalité ». Il a été défini par les penseurs de la « créolité », comme Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et Raphaël Confiant. Ils le notent dans la conclusion de leur livre Éloge de la Créolité, paru en 1989 [Gallimard]. Ce principe s’oppose à l’universalisme européen, puisqu’il s’axe d’abord sur la relation entre les êtres humains.
Ce qui fait l’unicité de l’humanité caribéenne, c’est sa diversité. On fonctionne à travers nos différences plutôt qu’à travers nos similitudes. Techniquement, autour de cette fédération politique, une nouvelle société peut émerger ; un havre de paix pour les personnes qui, autour du monde, vivent dans des poches politiques d’extrême droite, dystopiques, ou sujettes à des catastrophes climatiques ou sanitaires.
Cependant, l’expansion de Lanvil passe, malheureusement, par un essor de l’urbanité dans lequel on rase les mornes [collines ou monts, en antillais] et les forêts. Et on construit en hauteur puisqu’on est limité par la montée des eaux. Ce sont des choses que l’on voit déjà en Guadeloupe avec les personnes qui bâtissent des villas à Grande-Terre, ce qui donne des sortes de carrières à ciel ouvert dans les montagnes – et c’est absolument horrible. De plus, entre les canaux, Lanvil construit des polders, des digues, des ponts et vient poser de nouvelles infrastructures, comme des usines marémotrices. Petit à petit, à partir d’un pont métaphorique entre les petites Antilles et Haïti, se construit donc cette ville immense, dont le centre névralgique est la Martinique.
Quelles étaient vos influences quand vous avez commencé à imaginer Lanvil ?
D’abord le Los Angeles de Blade Runner ; nous ne sommes plus sur le territoire américain, mais dans un monde aux cultures entre-mêlées, ce qui donne lieu à des extravagances et des imprévisibilités stylistiques. Je me suis aussi nourri d’un imaginaire visuel qu’on retrouve dans les films et les clips musicaux, qui reprennent les villes qui se superposent sur elles-mêmes. On peut citer Néo Tokyo dans le manga Akira ou le New York du film Soleil vert. D’autres images me viennent de la réalité des villes chinoises, indiennes ou mexicaines.
On retrouve chez vous une organisation avec les pauvres vivant en bas (l’anba Lanvil) et les riches en haut (l’anwo Lanvil), soit une hiérarchie sociale typique des œuvres de science-fiction.
Cette vision-là de Lanvil est surtout celle des personnages de Tè mawon, qui sont ambigus, reclus. Mais je viens pondérer cette vision avec d’autres personnages pour comprendre que l’anwo Lanvil et l’anba Lanvil sont un reliquat d’une vision classiste de la société, tout comme on a des reliquats postcoloniaux. Avoir une vision décoloniale de la ville, c’est aussi venir interroger la répartition sociale, hégémonique, de son imaginaire.
Il y a aussi plusieurs noms de secteur ; DMQ, PTP, AYT. Est-ce pour la Dominique, Pointe-à-Pitre et Haïti ?
Oui. Pour les plus gros secteurs cela correspond à la nomenclature des aéroports qui existent actuellement. Cette sectorisation était pour moi une manière de renvoyer à la « ville du quart d’heure ». C’est l’urbaniste espagnol Carlos Moreno qui m’avait parlé de ce concept. Pour la petite histoire, je l’avais rencontré totalement par hasard en lui louant un appartement en Airbnb, à Pantin [Seine-Saint-Denis]. Je ne savais pas du tout qui il était. Et donc, dans Lanvil, tout est accessible dans un rayon de 3 kilomètres.
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Lire la suite de cet article dans le numéro 442 « Planifier versus réglementer » en version papier ou en version numérique
Photos : Michael Roch, crédit: Jordan Beal ; Panneau portant un PLU imaginaire dans la nature, crédit : Francesco Scatena.
Lire notre double recension livre sur les recueils Lanvil emmêlée et Quartiers libres